# 03
KANDINSKY
B. LE MUR BLEU DU CIEL
Kasimir Malevitch, 1878- 1935 Carré blanc sur fond blanc, 1918, huile sur toile, 78.7 x 78.7 cm Moma, New York |
Le
1er août 1914, l’Allemagne entre en guerre contre
la Russie. Kandinsky, doté d’un passeport russe, doit quitter
Munich dans les vingt quatre heures. Rejoignant Moscou il participe
aux expositions d’avant-garde avec Tatline, Rodtchenko et
Malevitch. Ce
dernier, avec Kandinsky
et Mondrian, constitue le troisième larron de l’abstraction. Il
participe à 35 expositions en Russie
comme à l'étranger, traversant plusieurs courants artistiques du
fauvisme au cubisme, du futurisme au suprématisme, mouvement
auquel il est historiquement soudé.
C’est
autour des années 1913 / 1915, qu’il peint les éléments
fondateurs dont le Carré
noir
et la Croix
noire. Suivant
son appellation, le suprématisme se pose comme modèle supérieur de
la finalité artistique. Un art pur qui manie des formes simples à
caractère géométrique et unicolores disposées sur la toile. Le processus doit mener la sensation à se concrétiser en œuvre. Carré
blanc sur fond blanc
est souvent considérée comme le premier monochrome de la peinture contemporaine. Alors qu’on devrait parler d’un
camaïeu de blancs, provenant de deux origines différentes :
une marque française pour le carré et russe pour le fond (1).
Le
départ de Munich et le retour à Moscou en 1914 et sa séparation
avec Gabrielle Münter sont pour Kandinsky une rupture et une période
de doutes. Franz Marc, qui va mourir à Verdun deux ans plus tard,
écrit à son ami Kandinsky en septembre 1914 à propos de la
guerre: « C’était la seule façon de nettoyer ces écuries
d’Augias que sont la vieille Europe ». (Le cinquième des
douze travaux d’Hercule en détournant les eaux de deux fleuves.) En
1915, Kandinsky ne peint pas un seul tableau. Mais en 1916, suite à
sa rencontre avec Nina, sa seconde femme, il retrouve des ailes et du
cœur. C’est dans cette nouvelle période d’exaltation qu’il
peint Moscou, alors que Marcel Duchamp travaille à ses premiers Ready made.
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Moscou, 1916, huile sur toile, 51.5 x 49.5 cm Galerie Nationale Tretjakov, Moscou |
Dans ce tableau, ses motifs de coupoles, ses compositions éclatées d’avant guerre, ses vues romantiques de Moscou des premières années munichoises, tout est réuni dans une vision dramatique et explosive. Comme par un retour à l’époque préabstraite, Kandinsky, réalise ici des motifs picturaux presque naïfs dans un puissant accord des couleurs primaires. Il reprend un petit couple, au centre, déjà exploité dans une peinture de 1914 (Improvisation gorge) Pendant les années de guerre, les difficultés financières de Kandinsky lui font abandonner les grands formats pour des aquarelles, gravures et dessins. En 1917, la révolution russe éclate pendant son voyage de noces en Finlande. L'année suivante, il retourne à Moscou où il est nommé commissaire des musées russes. Il y fonde le Musée de la Nouvelle Culture artistique et fait acheter 2000 oeuvres de toutes les époques à plus de 400 artistes pour les vingt-deux musées provinciaux. De leur côté, Piet Mondrian, Theo Van Doesburg et Gerrit Rietveld, publient leur revue d'avant garde De Stijl afin de diffuser leur conception esthétique qui prend source dans le mouvement théosophique hollandais. Leur vision de l'art est un équilibre entre le monde et l'individu qui doit s'inscrire dans la vie sociale libéré des contingences et du culte de l'individualisme.
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Dans le gris, 1919, huile sur toile, 129 x 176 cm Centre Pompidou, Paris |
Mis au point par une aquarelle, Dans
le gris montre que Kandinsky
procède par ajouts d’éléments. Sur fond de collines bordé en
haut à gauche par l’horizon basculé et le soleil, on assiste à
un véritable naufrage de formes ivres, à une combinaison mouvante
d’états liquide, solide et gazeux. Il semble que le lyrisme et
l’improvisation cèdent ici à un formalisme ambiant. Si les traits
noirs subsistent, certains se chargent de partitions colorées. Une
écriture presque hiéroglyphique sert de contrepoint aux aplats. Une
impression de peinture rupestre accusée par le fond terne apparaît
ici et là. C’est
la conclusion de ma dramatique période, celle où j’accumulais
tant de formes, écrira plus tard Kandinsky. Une
nouvelle étape se profile dans la carrière de Kandinsky lorsqu’il
est invité par Walter Gropius à faire partie des enseignants de
l’Ecole du Bauhaus de Weimar que l’architecte vient de monter en
1919. Bien qu'il soutienne la mission de réconciliation entre la
république Soviétique et l’Allemagne vaincue, son exil (il ne reviendra plus jamais à Moscou), en satisfait
plus d’un. L’ambition
de Gropius est grande. L’Ecole doit prolonger de manière radicale
le mouvement réformateur anglais Arts & Crafts né dans les années 1860
et développé jusqu’en 1910 sous l'Angleterre Victorienne.
Gropius déclare : Nous
voulons, nous inventons, nous créons ensemble le nouvel édifice de
l’avenir qui sera tout en un : architecture et sculpture et
peinture, qui, issu de millions de mains d’artisans s’élèvera
un jour vers le ciel… Kandinsky
est nommé maître de la peinture murale et du cours préliminaire
sur les formes et la couleur, retrouvant son ami Paul Klee qui dirige
l’atelier de vitrail et de tissage.
Paul Klee, 1879 - 1940 Le ballon rouge, 1922, huile sur tissu, 31.7 x 31.1 cm Moma New York |
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Composition VIII, 1923, huile sur toile, 140 x 201 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York |
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Jaune rouge bleu, 1925, huile sur toile, 128 x 201.5 cm Centre Pompidou, Paris |
L’atmosphère
s’alourdit peu à peu à Weimar. On commence à considérer l’école
comme un nid d’agitateurs et de dangereux communistes. En 1924, le
Bauhaus part s’installer à Dessau, foyer d’industries modernes.
La ville est ouverte et tolérante. La
peinture de Kandinsky renoue alors avec la ligne courbe et les
dégradés de couleur nuancent à nouveau ses compositions. Jaune, rouge, bleu est un rectangle aux dimensions
parfaites qui évoque la « divine proportion », tranchant
avec les formats plus exigus de la première période du Bauhaus. Sa
complexité l’éloigne d’une simple œuvre manifeste. L’essentiel
du tableau réside dans l’équilibre de ses éléments qui se
répondent. L’œuvre
est structurée en deux parties: linéarité géométrique à gauche,
formes libres à droite alors qu’un jeu de transparences
permet la transition. L’accent principal est mis sur les
trois couleurs primaires qui articulent la composition. Un jaune
chaud irradiant, lumineux, animé de lignes noires s’oppose à un
bleu froid associé à la forme stable du cercle. Le
fond pâle aux bords bleu violet est appliqué de manière à
produire la sensation d’un ciel avec ses nuages évanescents qui
semblent se prolonger au-delà du tableau.
D’après les plans de Gropius la nouvelle Ecole de Dessau voit le jour en 1926. Marcel Breuer (1902 – 1981), architecte et designer enseignant de décoration intérieure, chargé de l’ameublement met au point son célèbre fauteuil B3 connu sous le nom de Wassily chair. Ce classique du design créé à l’origine pour l’appartement de Kandinsky au Bauhaus et inspiré en partie par un guidon de vélo, modifie profondément la conception du siège moderne par son utilisation du tube d’acier, sa légèreté et son processus de fabrication mécanique. Cette même année, Kandinsky publie son ouvrage théorique de référence Point et ligne sur plan qu’il présente comme un développement organique de son premier livre Du Spirituel dans l’art.
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Quelques cercles, 1926, huile sur toile, 140.3 x 140.7 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York |
En mars 1928, Kandinsky reçoit dans la joie son passeport allemand. Gropius démissionne du Bauhaus qui est repris d’une main de fer par Hannes Meyer. Plongés dans l’idéologie marxiste, des étudiants jugent le cours préliminaire de Kandinsky réactionnaire. Néanmoins, les expositions de ses œuvres se multiplient en Europe et aux USA. En 1930, Meyer est relevé de sa fonction. Kandinsky propose alors Mies van der Rohe qui accepte de reprendre les rênes de l’école. Mais en 1932, le Bauhaus doit à nouveau quitter Dessau, tentant de se réinstaller à Berlin. Le parti nazi accède alors au pouvoir en 1933 et lui fait subir des perquisitions qui ont raison de l’école. Mies van der Rohe va fonder l’Ecole de Chicago et lancer le minimalisme alors que Kandinsky s’installe définitivement à Neuilly. La scène artistique française des années trente est fortement marquée par le cubisme et le surréalisme. Il a du mal à poursuivre la défense d’une peinture sans objet. Il compte néanmoins sur le soutien de Breton et s’astreint à une grande discipline artistique et cultuelle en se replaçant au cœur des problématiques artistiques de son époque.
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Monde bleu, 1934, huile sur toile, 110.6 x 120.2 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York |
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Composition IX, 1936, huile sur toile, 113.5 x 195 cm Centre Pompidou, Paris |
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Composition X, 1939, huile sur toile, 130 X 195 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York |
Composition
X est le dernier tableau réalisé par Kandinsky de sa série des
compositions. Le traitement
noir du fond habite l'oeuvre (2). Des formes dessinées avec acuité
s’en détachent. Les couleurs y apparaissent avec un contraste
accusé. On ne peut s’empêcher de penser aux papiers découpés de
Matisse. Le
mouvement général des formes est donné de manière symétrique en
oblique à partir d’un axe central ou figure une partition pliée
ou un livre ouvert. Les deux ensembles évoquent des montgolfières
entrain de flotter et de s’élever. Cette idée d’espace aérien
étant renforcée par le cercle translucide qui se superpose en
partie à la forme marron.
Paris
est occupé. Les publications sont interrompues. L’argent ne
parvient plus ni de Suisse ni d’Amérique. Kandinsky souffre du
manque de matériel et du froid. En 1941, on lui propose de quitter
la France pour les Etats-Unis. Il refuse. Il semble que rien n’a
plus d’importance pour lui hormis peindre. En
1944, s’ouvre à Paris la galerie l’Esquisse qui lui consacre une
exposition personnelle. Au lieu de l’enthousiasme espéré, des
jeunes gens viennent protester contre cette peinture barbare,
incompréhensible et décadente. Pourtant, cette dernière
période parisienne est sans doute la plus fastueuse et polyphonique
avec cent quarante quatre tableaux et plus de deux cents aquarelles,
gouaches et dessins.
Vassily Kandinsky, 1866 - 1944 Bleu du ciel, 1940, huile sur toile, 100 x 73 cm Centre Pompidou, Paris |
Bleu
de ciel est explicite. On se trouve dans un espace indéfini
aquatique ou céleste dans lequel évolue une myriade de formes
amibiennes et tentaculaires. Le dessin est précis. La répartition
des couleurs est franche. Certaines formes sont partitionnées de
motifs créant une animation décorative. Si la spontanéité, la
vitesse et les improvisions passées sont derrière, on assiste à
une syntaxe de la technique et de l’intuition, à une maîtrise de
l’esprit et du cœur. Mais
il reste difficile d’évaluer la réalité spirituelle de
l’apparence de légèreté de la composition tout comme son niveau
ludique tant ce grouillement zoomorphe et inerte inspire aussi un
sentiment mortifère. Franz Marc, son ami mort à Verdun en 1916,
dont il n’a jamais fait le deuil, avait prédit : Ses
tableaux, je les vois comme une plongée dans le mur bleu du ciel…
Bientôt ils vont disparaître dans le noir silence des temps et
revenir rayonnants comme des comètes.
Notes
(1) Cela étant, Alphonse Allais publia dès les années 1880 une série d'œuvres dites « monochroïdes » aux arts incohérents, faisant de lui un précurseur en la matière, même si son objectif était de parodier les mouvements impressionnistes d'alors.
(2) Le noir est comme le silence du corps après la mort, l’achèvement de la vie, Vassily Kandinsky 1911.
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