dimanche

PIECES DU JEU


Installation in situ, 2011, Espace d'art Cantoisel, Joigny


Le Temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant (1). Ce fragment de la pensée d’Héraclite s’inscrit dans la philosophie présocratique de la Grèce du Vème siècle avant notre ère, alors préoccupée par la dialectique du temps et de l’éternité.  Il en appelle à la mouvance des choses, à leur instabilité. Tout s’écoule (2), dit-il encore, convoquant par l’image un flux où le passé, comme une eau descendue de source ne peut être remonté, où le futur, telle l’embouchure d’un fleuve brasse un devenir impensable.

C’est bien ainsi que nous sommes au monde, par la force de cette loi mais devons encore d’y être nés par la grâce d’un jeu. Car voilà soulevé en forme d’oxymore l’aboutissement de cette pensée: cette royauté en question est celle d’un enfant, un pouvoir contraint par l’ingénuité, une autorité contrariée par des caprices. Aussi impérieux est ce temps, aussi facétieux se joue-t-il de notre absence de destin, dédouané de toute morale et de responsabilité… Présomption d’innocence !

Le temps est consubstantiel à l’art. D’évidence lié à son exercice, il participe à bien des égards avec le lieu et le contexte, à l’existence discursive de l’œuvre. S’agit-il de peinture, de sculpture, d’installation, d’images, d’aller de toile en toile, de prendre mur ou de faire écran, dépourvue de fonctionnalité, l’œuvre ne peut donner à voir que ce qu’elle est, où elle est et quand elle est. Son temps au présent du regard nourrit un échange quasi confidentiel avec son public. Qu’elle opère dans la permanence, l’interactivité, la métamorphose, l’œuvre reste dans une durée qui échappe au temps tragique du philosophe inscrit, lui, dans la contrainte du corps et de l’esprit. Qui n’a expérimenté cette impression de hors monde propre aux espaces consacrés de l’art ?

La Maison Cantoisel, cela a été maintes fois répété, n’est pas un de ces espaces. Il n’en possède ni le vide inaugural ni la morbidité muséale. Maison avant tout, avec ses coulisses humaines, les expositions s’y sont succédées en tentant d’occuper un lieu fait pour être habité. La cheminée attend la flambée. Les merles nichent. Le plancher craque. On parle de cave, de grenier, de chambres, de terrasse et de pavillon... Halte familière, bien qu’aucune de ces pièces n’ait jamais accueilli de touristes nantis de la bonne adresse en route au pays Sénenois. L’auberge Cantoisel, qu’on se l’imagine ! Enseigne volatile, celle d’à côté la maison du Bailli, tout en haut du piton, auréolée de son fumet d’anguille et de beurre persillé… Non. On y a vu ces autres voyageurs sans valise, ceux-là pourvus de gestes polychromes ou d’objets sans emploi, chacun s’attardant furtivement au vide des cloisons, troublant les hypothèses de l’histoire.

Pour cette (dernière ?) visite, un nouveau dispositif nous transporte de l’enfilade des salons bas jusqu’au dédale des combles gigognes. Qu’il se ressource dès la fontaine, il nous semble néanmoins en reconnaître les principes. A ce point, se rend-on compte que depuis de longues années, habitude a été prise de découvrir la couleur après telle encoignure, une forme nomade au détour d’une salle, un ajout architectonique ouvert sur le ciel… Questions de marelle, d’herbier ou d’alphabet, de motif, de crayon, de papier, de sable, on peut, à cloche pied montant au Palais, croire à Rimbaud, cherchant là un peu de vent. Mais gardons-nous de suggérer quelque sacrifice humain qui engagerait jambe ou oreille. Nous sommes devant une forme scénographique, une distanciation ramenant l’objet au rang et au rôle de simple ustensile ou élément de décor, comme au théâtre ou au cinéma en lui assignant une fonction éphémère, instable et problématique (3). Cette stratégie appliquée légitimement à Broodthaers nous le rappelle : le temps entre dans l’art à la mesure de sa représentation et la réification de l’œuvre sert son interprétation.

Précisément, l’accord est trouvé ici dans la Maison entre la disponibilité de ses scènes et la capacité d’un théâtre d’intervention. Le jeu réclame des pièces et les pièces désignent le jeu. Au plus haut, les « chambres » sont prêtes. Celle « au-dessus de la rivière» donne sur le précipice, nous détournant vers un horizon d’ailes et de bouillons quand, à droite, «La chambre obscure», dont le titre vole à Nabokov un peu de ses exils (4), s’absorbe et se contracte comme un vestibule. De là, on entre dans « la Chambre aux archives » : quelques mètres carrés sous combles, un placard, un vitrail, des tomettes en terre cuite, sa poutre comme un os, une vraie nature de grenier, alors que celui-ci, le bien nommé, se trouve contigu, plus grand entre ses murs rectilignes.

C’est dans les chambres que nous laissons derrière nos enfances soumises et abandonnons les ultimes rémissions de l’âge, dans nos chambres moites d’humeurs. Ici pas de lit. Pas de livres non plus. Cette chambre s’offre sans repos. Elle n’attend aucune veille studieuse. Il me semblait même de longtemps que là finissait la maison, en impasse au bout de ses marches, presque épuisée d’élever la vie à son sommet tant on y parvient sans porte à pousser, sans plus de pas à faire, aussitôt mené qu’on est par la lumière face au ciel émietté derrière les couleurs du verre. Le regard reflue en pareilles circonstances. L’œil s’acclimate des formes intérieures de la vision. Qu’importe l’attraction de la fenêtre, l’exiguïté de la mansarde, ses parois torves, puisqu’il n’est question que de scruter l’absence du fond de l’art !

A Jorge Luis Borges : le sable du sommeil.
A Lewis Carroll : le miroir du langage.
A Héraclite : le hasard qui oppose à la volonté humaine son autorité sans projet.
A Cantoisel, enfin, la classe et la re-création
...L’art est un jeu avec des problèmes sérieux (5).


Daniel Brandely
« Le temps des demeures » Edition Cantoisel, Joigny, (A paraître, mai 2012)


NOTES
(1) Marcel Conche,  in « Héraclite Fragments » PUF Collection « Epiméthée », Paris réédition 2005.
(2) ibid (1)
(3) Catherine David in Le musée du signe, exposition Marcel Broodthaers, Jeu de Paume, Paris 1991. 
(4) Vladimir Nabokov, « Chambre obscure », édition Grasset, 1934
(5) Roland Recht, traduction libre empruntée à Kurt Schwitters, Francfort-Berlin 1974, in catalogue « La Place des choses », D.B. MAM Strasbourg, 1986.