samedi

INSTRUCTIONS AUX ARTISTES


Introduction

Les Instructions aux Domestiques est parue en 1745, l’année de la mort de Swift. Dans la version des Editions Circé, la quatrième de couverture dit en substance : Les Instructions peuvent s’adapter à toutes les professions, y compris celles de la vie intellectuelle… Ici, Swift a choisi de faire de l’homme un domestique, et il lui enseigne à recréer une société libre et ingénieuse au sein de son esclavage. L’auteur parle d’une société largement répandue dans ce XVIIIème siècle anglais (on dirait aujourd’hui « une catégorie sociale »). Dans un monde qui n’est alors que servitude et compassion, il concilie des notions aussi opposables que la liberté et la dépendance. Le titre original de l’ouvrage Directions to Servants ne peut manquer de nous évoquer le film magistral de Joseph Losey réalisé en 1963  avec des interprètes hors paire. En anglais, ce servant contient la qualité métonymique de toute cette langue capable de s’emparer d’un son pour en faire un sens. Un sens qui devient ici dynamique. Servir engage l’acceptation d’un pouvoir mais instruit aussi, hors du champ des responsabilités, une fonction maligne, un retour de bâton… Correspondance avec l’activité artistique laquelle engage vis à vis de la société un rapport de soumission et de domination.

Instructions à l’autiste contemporain

Vous avez choisi (avez-vous choisi ?), de vous plier en quatre au nom de l’art. Une fois pour votre institutrice de maternelle pour qui vous pataugiez dans des lacs de gouache. Une fois pour votre grand père rentré de Nouméa expert en collage de sables de couleur. Une fois pour votre chien capable de rester des heures couché, le mufle contre une reproduction de « la tête de cochon » de Goya. Une fois pour vous par compulsion biographique. Ainsi n’avez-vous que deux pas à faire entre votre mythologie et votre ambition personnelles. « L’artitude »  est en vous comme la force dans le Jedi.  De l’assiette au lit c’est votre chair. De l’alpha à l’oméga c’est le cercle de vos pensées. Le temps n’y change rien, ni l’espace. Vous échappez à toute relativité depuis toujours et jusqu’à jamais. Un monde pré-galiléen tourne en orbite autour de votre personne. Son soleil et les faces obscures des planètes satellites sont sous l’attraction de vos œuvres. Prenez la dernière en date : un iceberg de douze étages fondant lentement comme un Miko planté dans le nord du Sahel. Ne répondez pas aux indignations. On ne vous oppose que des arguments financiers ou de la sensiblerie humanitaire. Votre film en plan fixe de sept heures sur la fusion du bloc, sa bande son, toute en froissements, gargouillis et ruptures comme des coups de fouet, témoignent de la beauté immanente des choses. Aucune cause ne dépasse leur essence. Vous débordez les opinions par le côté, le haut et le bas. En dédaignant la morale des uns qui porte à l’iniquité des autres, vous placez l’art au-dessus. Il est plus vrai que la vie. Laissez Sotheby’s prospérer du luxe et les révolutions courir après leur printemps. Les répliques diamantaires de crâne humain comme les tirs de Kalachnikov ne sont pas de votre ressort. Performez. Tout l’Internet n’attend que de vous observer observant l’inobservable. Faites que la Mer Rouge le soit en y déversant des Canadairs de sang frais. Mettez en jeu un spectacle Nô (No !), avec des masques d’irradiés. Au scandale, à la colère, à la révolte opposez l’impavidité du malade terminal à qui les soins palliatifs pronostiquent la mort et lui donnent le choix entre la souffrance du corps et l’inconscience de l’esprit. L’art vous condamne mais il les dépasse.

Instructions à l’artiste incompris

Ce  qui en exalte certains vous fait souffrir. Ce qui vous fait souffrir vous aide à créer. Sans cette souffrance point de ces traces de salut que sont vos oeuvres. Car cela vous élève aussi. Vous vous prenez pour Pierre, le bâtisseur d’églises, touché par la grâce de Violaine à qui, d’un baiser, il donne la lèpre et la sainteté. Vous revivez le miracle de Combernon. Tout artiste sait cela, dans la mesure où la souffrance de la création lui est à ce point nécessaire. Mais laissons le Ciel. Qu’on se penche sur votre vermicelle. Assis devant votre potage, ne laissez pas filer la chance qui vous est donnée d’accéder à l’immortalité. Sachez d’abord que de son vivant, aucun talent ne révèle ce genre de prémices. La postérité n’est pas au présent mais au conditionnel passé. C’est un reflet à peine déformé de la mythologie qui se trouve, elle, marquée du futur antérieur. C’est dire que ces deux formes de destins sont imperméables à l’utopie comme à la mémoire. Dans votre cas, l’essentiel se concentrera après la mort. Et encore ! Seule une légende bien accommodée peut agir sur le marché qu’on apparente à un amour universel de la culture. La spéculation travaille en quelque sorte à la rédemption des pêcheurs et à l’éternité des martyrs. Soignez dès à présent cet avenir qui vous échappe. Nourrissez-vous d’être incompris. L’ordre marche avec le chaos. Retournez le mal contre ceux qui en jouissent en les en privant. Ainsi considérez ce que sera votre privilège posthume. Broyez d’abord le noir et le vide aux cimaises. Faites-vous parcimonieux en sorties puis notoirement absent à toutes les réceptions en laissant entendre une profonde dépression. Passé un temps, harcelez vos relations. Demandez une écoute au-delà de ce qu’on pourra vous accorder. Hurlez alors à l’abandon. Soufflez ainsi le froid et le chaud sur une période conséquente. Expulsez votre douleur qu’on s’habitue à parler de vous à tord et à travers. Décor planté, héro identifié, consentez au mystère. C’est chose qui se nourrit cinéphiliquement de sang et de fumée. Optez pour la seconde. Laissez envahir votre image comme dans les meilleures célébrations de Ed Wood. Votre croix peinte sera portée par les figurants mondains. Vos larmes seront arborées en sautoir. Vos stigmates exhibés en couverture des tabloïds. Vous serez doublé et dédoublé et pourrez enfin  jouir de votre absence au monde.

Instructions à l’artiste militant

Vous ne versez pas le pourcentage de vos ventes à votre galerie qui par ailleurs ne vous a jamais signé de contrat. Vous maintenez votre chiffre d’affaire à un seuil qui vous dispense de cotiser pour la retraite. Vous refusez de céder vos droits patrimoniaux mais exigez une rétribution au titre de la présentation publique. Haut et fort, vous faites savoir l’inanité des collectivités locales en matière de politique culturelle et ne perdez pas une occasion de contester celle du ministère. Vous dénoncez les concours publics, leur lourdeur administrative, la prestidigitation des sélections et les avatars produits. La mise en concurrence des acronymiques EPCC (vous savez que ce sont nos vieilles Ecoles de Beaux Arts), n’est pas en reste de compromis. Vous accusez la niaiserie de la critique spécialisée, le sectarisme des conservateurs de musées, le conformisme des collectionneurs, la suffisance des curateurs et, par-dessus tout, la couardise de vos congénères en création qui vendraient leur âme pour céder gratuitement leurs oeuvres… Tout en vous s’oppose à la concession. L’art ne saurait ouvrir à aucune négociation, dites-vous, attendu qu’aucune déontologie ne l’édifie. Reste l’engagement. Mais votre résistance n’est que trop visible et vous engage de travers. Car la profession vous considère d’abord comme un activiste de cette espèce à la fois moraliste et séditieuse. Elle ne se prive pas de vous passer au crible politique de la vieille sociologie de classe. Elle vous range au patrimoine de l’humanité en lutte. Surmontez l’atavisme réactionnaire de vos opposants. Surmontez-vous. Gagnez votre liberté à hauteur des peintures dont l’autonomie vous précède de cent cinquante ans. Revenez à l’aventure artistique. Comme Courbet, enterrez l’ordre bourgeois. Suivez Proudhon en renonçant à la propriété même de vos idées. Moissonnez votre champ avec Bourdieu. Ne vous contentez pas de mimer les signes de la subversion. Ne proclamez rien qui ne soit inscrit dans le mouvement d’une œuvre en instance, un art critique de l’histoire et disponible au devenir. Qu’importe que vous brûliez désormais votre temps au pinceau ou au burin, à l’empilage de cuvettes ou de pixels, votre cause d’artiste sera maintenant avérée au prix de ce jeu.
 
Instructions à l’artiste missionnaire

S’il vous arrive de profiter du pousse-café pour secouer l’indolence dominicale de votre famille, n’en prenez pas ombrage. A l’heure de la torpeur digestive,  parmi les os de poulet, dessus une nappe peinte au couteau et à la fourchette, c’est déjà prouesse que de pencher quatre générations de concert sur le couvercle d’une boîte. Ce « Bal du moulin de la Galette » est votre meilleur à propos en ce jour Epiphanique. L’occasion ne vous est-elle pas donnée de distinguer, une fois pour toutes, le peintre des poupines impubères fardées comme des filles de joie de l’illustrateur des Martines ? Le pays du chocolat est aussi celui d’un surréalisme culotté. N’en faites état que dans le cercle domestique, et pour raison pédagogique. Entre un Caracas Noir et un Manon blanc, de l’intense à l’onctueux, dites-vous que si l’art est pour vous plaisir des mots, il relève du goût pour le genre humain. Vous voilà donc en mission. Ce goût précisément que vous avez entrepris de changer en culture. A ce point vous avez presque cédé la brosse pour le goupillon. Avec une énergie rupestre, vous affrontez chaque semaine des heures de réactivité juvénile. La transmutation du Canson, la transfiguration du carton et la transsubstantiation du crépon vous élèvent au rang de savant. Mais ne vous laissez pas déborder par ces métamorphoses. Concentrez-vous sur l’ataraxie sénescente. La vieillesse exige plus du passé que la jeunesse n’attend de l’avenir. C’est ainsi. Pour votre bonheur de « revisiter l’histoire », comme on dit. Glisser alors une oreille coupée ou une cataracte opportune dans une biographie sont des morceaux choisis qui peuvent vous permettre d’aller plus loin dans le sociocul. Ainsi, il est certains critiques pour assimiler la main posée par Titien sur le sexe de sa Vénus d’Urbin à une recommandation médicale, suggérant que les femmes ne sont fertiles qu’au moment de leur jouissance. Toute la puissance magique des images. Tout le XVIème (siècle) ! De ça vous pourrez avantageusement tirer enseignement que l’art, qui n’a jamais aidé le monde, ne le sauvera pas.

Instructions à l’artiste sympathique

Oui, vous êtes sympathique. Dans ce monde imbu de son lustre vous faites tache comme vos monochromes que vous éclaboussez d’un geste las. Cette négligence bohème est un modèle de désinvolture en regard des réussites intraitables de la vie. Avec vos chemises en laine, votre velours côtelé et votre tignasse poivre et sel vous émoustillez les catherinettes. C’est du foin des cimes que vous leur donnez à respirer lorsqu’elles vous croisent chapoté comme une gardien de chèvres, patelin, tirant sur votre pipe maculée de rouge pompéien et de vert cinabre. Chez vous tout est complémentaire : les goûts comme les couleurs. L’harmonie est déjà une retraite. On ne vous demande rien. Vos toiles, par exemple ! On paierait cent fois leur prix, si on ne craignait de vous mettre en position d’obligé. Une si bonne mine décourage toute nécessité aussi accessoire que l’acquisition d’un tableau. On ne collectionne que votre familiarité. Regardez-les ! Ce soir la galerie est pleine. Pour rien au monde ils ne manqueraient l’un de vos vernissages. Prenez le temps de les observer. Depuis le début, il serre des mains avec chaleur. Elle, dos au mur, a fini par retirer nonchalamment un escarpin. Ils échangent leurs cravates. Elles consultent un smartphone. Commente-t-on de ce côté le dernier clip de Clara Morgane qu’on débat plus loin d’une histoire de mélanomes. Ils sont à l’aise. Ils vous doivent cette suffisance d’un soir qui vous laisse une paix de bonze. Ils sourient. Tout un chacun, en état de vernissure, est un chat du Cheshire qui se prend pour un quartier de lune. Oserait-on rompre ce charme en vous demandant un crayon, ce serait pour griffonner le nom d’une baby-sitter ou la recette du bœuf Strogonoff (le livre d’or n’a plus une page de libre), sur un coin de nappe en papier maculé de vin. Pure once de sollicitude de la part d’une phratrie qui cherche à se rappeler à vous. D’ailleurs le buffet vous accapare. Investissez-y toute votre bonhomie. La galeriste vous a offert le verre d’honneur. Prenez- soin qu’il reste plein. Pour le reste, la providence a la situation bien en main. Cet insigne hasard s’impose généralement entre la poire en trompe-l’œil de la peinture et le fromage pasteurisé du traiteur porté par un groupe en état d’euphorie momentanée qui aspire à l’authenticité libertine des Bonobos. Ne prêtez avantage aux décolletés profonds ou aux strings limitrophes. Les temps changent. Ce ne sont que signes féministes rétroactivement misogynes. Laissez les compliments s’épuiser dans le bourdon des voix, les gestes d’attention se perdre dans les embruns du Crémant. Parfait, il est trop tard pour qu’on vous tire le portrait sur fond de cimaise. Définitivement tranquille, reprenez de cette chiffonnade de jambon à la purée de mangue. Makis, toasts, feuilletés, verrines, roulés, petits fours… n’ayez cesse d’honorer votre propre présence de votre seule compagnie. « Jamais mieux servi que par soi-même », dit l’adage.  Jamais mieux soi-même que servi ! Mangez et buvez. Cela fait, relevez la tête pour répondre la bouche pleine et les mains grasses à de vagues contorsions nocturnes. Authentique émotion, posture d’esthète, vous étiez un artiste débonnaire, vous voilà devenu un saint homme.

Instructions à l’artiste écolo

Cent fois, il vous a ressorti le bébé joufflu et brailleur du numéro Un. Défraîchi, sur son fond couleur d’abricot trop mûr, le journal qui annonce la fin du monde vous filait le bourdon. Il vous a offert le « Manuel de la vie pauvre » (un bréviaire anarco-cioranique) avant de vous abandonner au « Petit traité des épluchures » (un must vocationnel du Récup’art). Pour autant vous avez rechigné à lombricomposter sur votre balcon et n’avez jamais collé une seule peau de concombre. Seul l’écosystème de votre cour d’immeuble, entre pots d’échappement et poubelles éventrées, s’est avéré aussi définitif que l’autoroute pour le crapaud migrateur. Sans aucun doute avez-vous appris toutes ces années à trier le bon grain fashion de l’ivraie paternelle. Si vous avez finalement rayé de vos menus les escalopes de blé complet tiré d’un sac de jute, broyé au moulin à café Emmaüs, vous ne résistez toujours pas à la poudre d’ortie de chez Naturalia. Votre père a gardé ses cheveux longs, même blancs, et ses illusions, même perdues. Vous, kiffez le New Age, crâne rasé et tatouage Maori… Vos élevages de vers graveurs dans l’écorce des eucalyptus ont la puissance créative de mère Gaïa. Vos toiles aranéides et vos fractales apicultivées rejoignent l’évidence des figures pariétales. Votre installation géante reconstituant la molécule coupe faim P57 à partir de douze mille pelotes de bousiers submerge tous les requins au formol made in England. Mais la cause animalière s’épuise au rythme des espèces. Il est temps de laisser votre démarche zoophile au bestiaire. La raison humaine s’avère dominante. Le Contrat social est de retour. Alors que la diététique est prise pour l’éthique et que l’écologie se confond à l’économie, la culture doit afficher ostensiblement sa biodégradabilité. L’art durable (paradoxe sémantique), n’attend que vous. Travaillez à ce que vos oeuvres s’éliminent avant les sachets de votre supèrette. Associez prétexte et contexte. Conjuguez événement et environnement. Attaquez-vous en premier chef aux Organismes Artistiquement Modifiés de notre système en mal d’images. Faites démonter de nuit toutes les fontaines incontinentes des places, jeter bas bibelots urbains et prétendues sculptures, démanteler les ronds points où figurent brouettes, barques, abreuvoirs et pressoirs remplis de tulipes. Pour chacun de ces remaniements stylistiques (plus quelques démolitions patrimoniales soumises à l’ISF), faites creuser en due place un trou aussi profond que votre légitimité holiste exige réparation. Appuyez-vous sur l’intelligence collective qui s’oppose à l’autorité représentative des démocraties. Quelques flash mobs bien sentis vous attireront des tribus de clowns pour célébrer ces Ground zero de l’ère de la désartification. La nature n’aimait pas le vide, la culture l’adorera. 

Instructions à l’artiste émergent

Deux difficultés se présentent : la temporalité de votre condition et la condition de votre temporalité. Soyons clair : on n’émerge qu’un temps et ce temps est compté. Cela dit, cette règle, déjà largement avérée en économie (et à quoi nous ne comprenons rien), s’applique malgré tout aux pays dont les revenus convergent vers nous. En gros : eux sont pauvres et nous sommes nantis. D’ailleurs «convergent» (prononcer : an),  serait plus approprié. Car vous-même revenez de loin… Alors écolier, vous vous demandiez déjà par quel mystère cette étroite bordure, limitée par un liserai rouge dans votre cahier Herakles, était le royaume de la Vérité. Rien qu’elle, avec un grand V comme « Victoire », et ses biffures nerveuses, quand le reste de la page était votre territoire réservé pour mal écrire, calculer faux, comprendre de travers, en somme faire n’importe quoi... Que d’injonctions consenties ! Combien de blâmes mérités ! Les  yeux baissés sur votre insignifiance, vous envisagiez à peine dans vos rêves de cancre de franchir un jour cette frontière afin d’en explorer la réserve. Pourtant, en fragile Perceval, vous êtes parvenu à percer ce Graal professoral. Vous voilà aujourd’hui de cet autre côté. Et avec quel étonnement rétrospectif ! Maintenant que l’art est la badine de votre discipline, vous comprenez que le pouvoir de vos anciens maîtres n’était jamais aussi démesuré que leur condition était étriquée. Ils émargeaient votre subsidiarité créative, c’est à vous maintenant de la faire émerger. Elle est sur le point de vous distinguer. Reprenez à votre compte l’autorité qui faisait plier vos âneries aux heures de l’enfance. Tranchez. Sanctionnez. Matez la page du tout venant. Incarnez « l’exception culturelle» qui confirmera la règle de la banalité artistique. Arbitraire, souverainement illuminé, choisissez vos moulins à vent dans l’art d’après. Captez le temps. Ayez un geste d’avance sur ce qui ne bouge pas encore. Face au psychédélisme numérique, posez-vous comme le pastelliste des cruches au carré Conté et au coton tige. Devant le graffiti revenu de ses impasses, imprimé en papier peint sur les murs des instituts de beauté, descendez dans la rue pour remplacer les bouches d’égout par des rosaces en staff. Si la photographie ethnique impose son exotisme mondialisé, produisez de l’Ikéart pour un cocooning à domicile. Mais restez vigilant. Votre promotion toute neuve court le risque de rejoindre le courant. N’attendez pas que vos supporters se lassent. Préparez-vous à émerger ailleurs. La dérive des continents porte les artistes émergents comme elle brasse les ballots de cacahuètes. 

Instructions à l’artiste conceptuel

Vous ne manquez pas d’idées. Pour le coup vous en avez à revendre. C’est ce que vous faites : les vendre, une à la fois. Tout acheteur finit donc par n’avoir que celle-là en tête. Il lui faut d’abord échanger sa signature de client contre la votre, celle de vendeur. Après, c’est une question de mise en oeuvre. Ou non. Car précisément les termes du marché ne fixent pas la valeur d’un bien mais d’un acte. Chère solitude des champs de coton et du deal équitable de l’art ! Hors sérail, beaucoup se demandent à quoi vous servez. Ceux-là sont de mauvaise foi. Ils pensent que votre geste artistique n’est pas un travail. Ils n’envisagent donc pas un instant ni de peindre leur mur avec les bandes diagonales dont vous leur auriez expressément stipulé par écrit l’orientation, la largeur, la couleur et le nombre et, par-dessus le marché, la marque et la taille du pinceau pour en venir à bout, ni même d’enfoncer le clou pour encadrer le contrat que vous leur auriez signé et qui dit que c’est à eux de faire le boulot : peindre leur mur avec les bandes diagonales dont vous leur auriez expressément stipulé par écrit l’orientation, la largeur, la couleur etc. Il en est aussi qui préfèrent la vulgarité aristocratique d’un François Boucher. Dans ce cas ! Les autres, c’est dire le plus grand nombre, ne comprennent pas. D’ailleurs ils ne cherchent pas à comprendre. Vous n’existez pas. To be or not to be, vaut pour l’artiste autant que pour le prince. Entre dormir et mourir Hamlet hésite. Vous écoutez votre conscience qui vous pousse à l’inaction. A quoi bon en rajouter ? « La pittura e cosa mentale », répètent les exégètes de l’histoire. N’y prêtez pas foi ! Ceux-là tentent de donner le change en trempant le pinceau dans un jus de neurones. Mettons qu’ils pensent à un carré blanc sur fond blanc (mais pas à Alphonse Allais). Vous, mains dans les poches, désargenté, vivant dans cette mansarde où le matelas tient à peine, comment vous reprocherait-on de n’ouvrir que le dictionnaire comme d’autres écrasaient leurs lapis-lazuli et déshabillaient leurs modèles ? Lin, bronze ou marbre, moissonneuses batteuses et chars d’assaut, ne sont pas dans vos moyens. Vous ne pouvez que lever les yeux au ciel ou les baisser sur des pages. La caissière du Liddle qui vous a précédé dans cette chambrette observait déjà ce même vasistas où les feux de l’amour partaient en fumée. Vous rêvez d’être un ange. De cette espèce guidée par Damiel et Cassiel, perché avec eux sur la Siegessäule, écoutant les volutes intérieures des humains. Les ailes d’aujourd’hui ne sont plus celles du désir mais de l’oubli. A part Perec, personne ne se souvient de rien. Alors, montez sur le toit. Sans craindre les trous d’esprit, scrutez notre logosphère. Tout y est. Un sacré bazar de sentences, de raisonnements et autres méditations y tourne parmi les nuées de ragots et d’invectives, seulement agité par les satellites. Cueillez. C’est gratuit et ça peut valoir cher. Dans le silence orbital, rendez ce qui est inutile plus indispensable encore.

 Instructions à l’artiste enseignante 

Ah, cette « chaise cannée » ! Comme vous aviez su « identifier les constituants plastiques, situer le contexte, repérer les savoirs de référence puis élaborer une proposition de travail pour les élèves, adaptée à un objectif notionnel au programme… » Bref vous avez brillamment réussi à « entrer par la pratique pour construire le cognitif. » Et si Picasso avait peint un Récamier en skaï ou un fauteuil crapaud en rotin ? Incommensurabilité de l’enseignant qui transpose l’histoire en expérience et l’art en problématique. Déjà dix-huit ans de service. Votre règne capétien a donc dépassé la durée de votre mariage. Devant vous il reste toute une éternité pour le corps et sa représentation. Parlez-en au prof de math qui situe l’odalisque place de la Concorde et ne connaît d’Olympia que Bruno Coquatrix. Mais cela ne vous a pas échappé qu’il tient votre compagnie en dénominateur commun. A la cafét’ du bahut comme aux conseils de classe, il s’assoit à côté de vous. Il aime vos collants verts. Femme, vous l’êtes, depuis l’année de la jupe jusqu’au millénaire prochain de la salopette. Lorsque le carton à dessins que vous portez vous échappe et que trente-cinq feuilles format raisin (comprendre ce gabarit viticole ?), s’émiettent de croûtes de peinture en lambeaux de journaux, il est là pour s’accroupir avec vous. S’il goûte la récréation de vos jambes, il n’oublie jamais de revenir le lendemain, dans le couloir face à votre salle, s’étonnant devant votre reconstitution murale évaluée, cartellisée et patafixée. Du royaume des bandes plâtrées à l’empire des pixels, vous distribuez les messages des artistes morts pour l’histoire comme des fortune cookies chinois. Du haut de ces mausolées six classes et un célibataire vous contemplent. Ainsi l’art vous fait vivre : celui des autres. Et le vôtre ? Chaque année vous ouvrez l’atelier à l’occasion des journées portes ouvertes. Les intermittents du pinceau viennent échanger leurs critères d’évaluation. Les parents d’élèves qui n’ont jamais mis un pied au collège, s’arrangent pour venir voir « la prof d’arts plats ». Vous donnez vos toiles. Vous ouvrez votre cœur de suffragette. Il y a bien cette ancienne élève qui vous a dégotté un soixante-quatrième de page dans le supplément du week-end, pendant son stage à Vosges-Matin. Heureusement vous avez beaucoup de vacances. Cette fois par exemple, de retour d’un village de yourtes bretonnes, « vous vous y êtes mise.» Vous avez terminé une boîte objet commencée à Noël : deux trapézistes miniatures suspendus sur un ciel de nuit. Des nuits, il n’en reste que trois avant la prérentrée, le temps de changer les couleurs de vos collants. D’ailleurs vous venez d’apprendre que le prof de maths vient de rentrer d’un circuit expédié en huit jours au Maroc. Vendredi, il vous parlera de Volubilis. Laissez vous conter avec sa manière asymptotique en quoi les mosaïques relèvent d’une structure topologique. N’avez-vous pas enduré en son temps un fragment de vie avec un artiste, un vrai : iconoclaste et libertaire ? Ni maître ni propriété. Un goujat qui vous a mise en pièces. Quel mal habiterait un homme hanté par Pythagore, harcelé par Thalès qui commence sa journée avec des Miel Pops et la conclut d’un surgelé Picard ? Préparez enfin ce projet d’IDD autour d’Escher (Non. Pas Stéphane.) Votre vie euclidienne mérite une perspective vénitienne comme le matheur se languit de votre divine proportion. Soyez-en sûre : l’escalier du collège se conformera désormais sous vos pas à un modèle perpétuel. Entre Sierpinski et Pascal il n’y aura pas l’épaisseur d’un doigt gouaché au-dessus des têtes. Qui plus est, au pot de Noël, vous ne prendrez plus Leonardo Fibonacci pour un joueur de la Juventus.




 
 


 

vendredi


L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX

# 4
De la marchandise à l’entreprise
 

 Piero Manzoni (1933 - 1963), Merda d'artista, 1961, 90 boîtes de 30 g
Première exposition à la Galleria Pescetto, Albisola Marina
 
Il aura fallu quatre siècles, depuis la Renaissance jusqu’à la seconde moitié du dix-neuvième, pour que la peinture s’autonomise de la représentation illusionniste. La passation Cézanienne au Cubisme, la force chromatique du Cavalier Bleu, des fauves ou des Nabis portés par une formule aussi définitive : un tableau (…) est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordres assemblées (1), bousculent le conformisme pictural. Dès le vingtième siècle, une cohorte de mouvements et d’artistes isolés tentent de radicaliser plus avant le changement de mode d’expression. La défiguration du sujet, l’introduction de l’objet, la mise en jeu du corps, la réévaluation du réel, la multiplication des moyens et l’importance donnée à l’expérimentation ouvrent alors à des démarches et des formes innovantes. Mais, bien que conceptuellement et plastiquement renouvelée, l’œuvre reste assujettie doublement à sa constante marchande et aux conditions de l’action cultuelle.

La version étatique de la culture remonte en France aux débuts de notre Cinquième République. Mais on doit aux interventions successives de l’Ancien Régime d’avoir dressé les bases d’une véritable économie artistique. Du mécénat royal de François 1er aux subventions publiques ministérielles, des salons du Louvre du siècle des Lumières aux foires d’art contemporain actuelles, chaque époque marque de ses empreintes politique et économique le secteur de l’art. Ianik Marcil, économiste québécois spécialisé en économie de l’innovation et de la culture, identifie ainsi dans l’approche contemporaine cinq facettes de l'analyse économique des arts (production, demande, valeur des œuvres, rôle de l'État, et participation à la croissance économique) (2). Non compté le terme même de « production » qui s’est progressivement imposé (alors que la « création » fait les beaux jours de la banalité médiatique), c’est bien un marché global qui assimile aujourd’hui les moyens et les stratégies appliquées aux biens, au champ culturel.

A divers titres et de tous temps, l’artiste s’est montré d’évidence concerné. Il reste pourtant un acteur historique ambigu. Écrasé par son mythe public, tenu à son œuvre (qui l’incarne sans mot dire), il ne sait toujours se positionner, que ce soit en marge ou au coeur de ces pouvoirs. S’il est d’abord naturellement conduit à projeter son engagement à travers l’émancipation de ses images ou de ses objets (qu’on pense à la transmission subversive du thème de Vénus de Giorgione à Titien et de Manet à Cézanne), on le voit se tourner peu à peu sur le sens de son action. La représentation du monde étant devenue l’attribut essentiel de la photographie, l’époque contemporaine apporte en somme une libération des autres moyens et de leurs finalités. Les arts visuels s’affrontent ainsi au lieu et à la temporalité de l’acte, conditions qui déterminent l’œuvre par réflexivité. L’identification de l’artiste dans la société devient un enjeu. Sa pratique se contextualise. Elle quitte l’espace réservé des galeries et des musées pour un territoire à la fois topographique et humain. Recourant à l'intervention directe, l'expression ne se suffit plus de représenter mais se veut active, projetée jusque dans le corps même de la vie politique, la cité. Cette mutation pratique n'est pas sans conséquence. Outre que l'artiste agit dorénavant sur le terrain de la réalité, il s'implique à présent à l'intérieur d'un périmètre qui est aussi celui, en direct, de la politique (3).

A l’aube du siècle de tous les bouleversements, on cite communément Marcel Duchamp comme le précurseur d’une telle conscience. En désacralisant l’objet d’art il engage à reconsidérer de façon drastique la valeur du travail artistique dans le champ d’une économie élargie. Cette conception sociétale du statut de l’art et de l’artiste renvoie à une  subversion bien antérieure, celle d’un Gustave Courbet qui, douze ans avant les audaces du Déjeuner sur l’herbe de Manet et plus de soixante ans avant le célèbre urinoir retourné en porcelaine, fait entrer le réalisme social(iste) en peinture (4). La modernité élargit encore la force critique de l’acte artistique que la première guerre mondiale élève au niveau d’un activisme. Mais il faut attendre les années soixante pour que Marcel Broodthaers ré instruise un débat déontologique en interrogeant le rôle de l’artiste et sa place institutionnelle. Dans son sillage, Fluxus apporte son humanisme provoquant et salutaire avec la résistance en réseau d’un Robert Filliou quand, le nouveau réalisme, érigé en mouvement par Pierre Restany, interroge la relation art / société. Les termes de la transaction artistique sont ainsi magistralement reposés à travers la démarche d’Yves Klein. Mais c’est depuis l’Amérique capitaliste que le coup de grâce est donné aux ultimes états du romantisme et à l’idéalisme politique de la vieille Europe. Le Pop art, initié dans les années cinquante en Grande-Bretagne, rend compatible l’esthétique et les moyens de la grande consommation avec l’idée de l’art.  Le plus célébré de ses artistes, Andy Warhol, revendique cette fois avec radicalité l’indistinction entre le produit commercial et l’œuvre, substituant depuis son loft de la quarante septième rue de New York, à la démarche créative une fonction entrepreneuriale.

Bien qu’exogène au monde de l’art, la notion d’entreprise (introduite notamment après guerre par l’intéressement au mécénat), s’implante peu à peu dans les esprits. Attitude parodique, pragmatisme commercial, socle conceptuel, offre méthodologique ou espace critique contre la société de consommation, elle procure à toutes fins utiles un champ d’action à l’artiste et répond à la volonté historique déjà énoncée d’appropriation du réel. Objet de recherche… L’art conçu par les entreprises artistes, qu’il soit d’ordre matériel ou immatériel, renvoie toujours au réel économique, et plus précisément aux structures emblématiques de l’économie de marché, dont les problématiques fournissent les idées force de leurs projets, déclare l’historienne et consultante Rose Marie Barrientos (5). S’employer (au double sens du terme), à une entreprise artiste, c’est donc couvrir ou accuser la contradiction inhérente aux deux secteurs des biens et de la culture en se servant de toutes les modalités qui leurs sont propres et pour lesquels pensée esthétique et gestion économique composent un scénario complexe et souvent équivoque.

Dans cette optique où les moyens de l’art s’appliquent à traiter les symboles de la reconversion capitaliste du secteur culturel, Wim Delvoye, artiste Belge, installé sur la scène contemporaine dans les années quatre-vingt-dix, fait figure de modèle. Succédané festif et spectaculaire à la Merda d’artista de Piero Manzoni, réalisée quarante ans plus tôt, sa machine, Cloaca (6),  conçue dans les années 2000, est un dispositif qui relève d’une haute prouesse scientifique et dont la fonction, en véritable intestin technologique, est de produire des fèces. Mais c’est encore et surtout une marque cotée en bourse qui émet des obligations et engendre des dividendes. Un complexe de boutiques et un site Internet sont dédiés à l’exploitation des étrons et autres produits dérivés estampillés au même titre que Coca Cola dont le logo de Cloaca est une habile parodie.

D’autres artistes (Jeff Koons, Damien Hirst, Takashi Murakami ou le français Fabrice Hybert, pour les plus connus), répondent du même fonctionnement entrepreneurial. Cette attitude spécifique qui réduit l’exemplarité mentale de l’œuvre et/ou son affectation poétique et permet singulièrement d’en accroître la valeur somptuaire, subordonne de fait le principe de réalité à la virtualité financière du marché. Le Business Artist n’est donc pas en soi en rupture avec l’histoire. L’art est porté sans déterminisme par la durée de la vie. Il en détient la force comme la fragilité. Il en délivre l’ambition ou le détachement. Il se montre obsessionnel ou velléitaire. D’une commune démesure, l’artiste doit son identité publique à cette part existentielle intime qui le rend à la fois exemplaire et dépendant d’un système d’exploitation. Et c’est sans conteste cette dimension de dépendance qui reste paradoxalement, et de loin, la plus signifiante afin de comprendre le fait artistique à travers sa permanence historique et sa continuité contemporaine.

Daniel Brandely

NOTES

(1) Maurice Denis « Théories, 1890 – 1910. Du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique ».
(2) Ianik Marcil, « Trahit sua quemque voluptas, » Ratsdeville, webzine de la diversité en arts visuels, 30-03-2012.
(3) Paul Ardenne, « Ce que change l’art « contextuel », Ministère de la Communauté française de Belgique, l’Art même #14, blog Internet.
(4) Inspiré par les portraits de confréries hollandaises, Un enterrement à Ornans (1850), montre une assemblée statique peu concernée par les funérailles. Beaucoup de républicains font partie de la scène. Or, aux élections de 1849, Ornans en particulier et le Doubs en général, votent contre la République sociale et les émeutiers de Paris donnant une large victoire aux conservateurs…. Mort de Dieu, de l’idéalisme, de la République mais aussi réfutation de David et du romantisme de Delacroix, cette œuvre est un manifeste pour une démocratie dans l’art.
(5) Rose Marie Barrientos « Les entreprises artistes en perspective », Artistes & Entreprises, D’Ailleurs 2011, Co-édition ERBA/ Art & Flux (CERAP - Université Paris 1 - Panthéon - Sorbonne). Actes d’un colloque international tenu en 2010 à la Saline Royale d’Arc-et-Senans et réunissant artistes, critiques, historiens, économistes et philosophes.
(6) Si Delvoye rapporte son thème à notre nature charnelle et à la corruption du corps, il inscrit néanmoins sa logistique dans une chaîne de production industrielle et commerciale maîtrisée depuis la conception jusqu’à la diffusion. En 1961, Manzoni fabrique, lui, « artisanalement » 90 boîtes de conserve contenant 30 g de matière fraîchement conditionnée, tout à la fois « ready merde » et relique auto proclamée (au prix du cours de l’or de l’époque), exutoire jungien et coprophilie ubuesque.

 


jeudi


L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX

# 3
De l’acte au produit


Vue de l'exposition When attitudes become form, Kunsthalle, Bern, 1969 
Curateur: Harald Szeemann (1933 - 2005)


En 1963, la Green Gallery de New York propose une exposition mixte avec des représentants du Pop Art, du Néo dadaïsme et des objets de facture élémentaire. Mais ce n’est qu’en 1966, avec l’exposition Primary Structures au Jewish Museum, que ces nouveaux modèles artistiques s’affirment. Malgré l’absence de programme évident, l’exposition, avec plus de quarante artistes, alerte la critique (1). L’installation porte avant tout sur le rapport de constructions de grandes dimensions et globalement géométriques à l’espace qu’ils occupent, misant expressément sur une expérience concrète du spectateur.

Cet art dit « minimal » ne désignera, au sens strict et historique, que les objets, sculptures et installations de cinq artistes: Carl André, Dan Flavin, Donald Judd, Robert Morris et Sol LeWitt. Bien qu'ils appartiennent à la même génération et vivent sans exception tous à New York au début des années soixante, ils élaborent leurs œuvres dans une relative indépendance à partir de conditions et de problématiques très différentes qui présentent autant de dissonances que d’analogies. Toute analyse de cette tendance ne peut que rassembler des points communs d’ordre visuel : langage de formes réduit, production sérielle, utilisation de matériaux usinés ou éléments issus de l’industrie. Cependant, les œuvres, pour la plupart non réalisées par la main et dépourvues de tout élément sensible permettant d’identifier une empreinte personnelle, s’affranchissent une fois encore radicalement des critères de reconnaissance artistique.

La société américaine est alors marquée par une période trouble et des incertitudes sociales (assassinats de Martin Luther King, de John puis Robert Kennedy, guerre du Viêt Nam, scandale du Water Gate à venir…) Outre cette influence et la contrepartie donnée au Pop Art et à la peinture expressionniste abstraite, un débat théorique anime les acteurs de l’Art minimal. La nature et la fonction de l’acte artistique sont en cause. Ainsi, au plus fort de ses formulations conceptuelles, Sol LeWitt argumente sur le protocole même de la démarche, soutenant une nécessaire complémentarité entre la rationalité et l’intuition. Son œuvre, qu’il veut émotionnellement sèche et mentalement intéressante, exprime clairement un retrait de la sensibilité romantique au profit d’une contribution active de l’esprit à quoi s’ajoute la dénégation de toute nécessité (2). Ce nouveau contrat, qui lie en quelque sorte auteur et public, ne présuppose ni compromis autobiographique ni transaction culturelle. De son point de vue, l'artiste dénonce les options fondamentales que sont l'esthétique, l’expressivité ou le savoir-faire pour s’en remettre à un déterminisme créatif. En deçà de sa présence tangible, l'appréciation de l’œuvre s’évalue d’après l’acte qui la génère.

A ce  titre, en 1969, Harald Szeemann, alors directeur de la Kunsthalle de Bern, organise un événement à la portée emblématique. Pas moins de soixante-neuf artistes internationaux ont carte blanche pour réaliser leur proposition (3). Alors que les images sont maintenant digérées par l’histoire, la dénomination de l’exposition : Quand les attitudes deviennent formes, porte encore jusqu’à nous la nature des enjeux. La notion d’œuvre, plus radicalement mise en cause que ne l’avait fait l’appropriation du réel à travers le détournement de l’objet usuel, se présente cette fois en expérience. Non seulement le résultat échappe aux conventions de lecture mais l’artiste investit sa recherche dans le contexte et le processus.

Land art  et installations in situ, se confrontent de manière spectaculaire à des lieux naturels ou urbains, s’aventurant dans les mythologies du temps et de l’espace. Le corps, à travers le body art, devient l’outil d’une réflexion sociologique et spirituelle. La performance s’inscrit dans l’expression du vivant, ouverte aux arts du spectacle et aux techniques audiovisuelles. La transversalité entre disciplines culturelles s’installe. Politique, psychanalyse, philosophie contagionnent la réflexion et la méthodologie. Un tel panel de références savantes, associé à des objets artistiques déconcertants, échappe un temps à l’assentiment populaire comme à l’emprise institutionnelle. Jugées élitaires ou absconses, ces pratiques d’avant-garde imposent alors une évolution globale au secteur de l’art. En amont, la fonction curatoriale prend de l’importance. Elle gagne en autonomie pour aboutir à des « expositions concept ». En aval, le travail de médiation se structure autour de catalogues imposants. Mais, si les critères de sélection, les modes de présentation et les outils de compréhension se renouvellent dans le sens d’une démocratisation, il n’en reste pas moins que le profit va au marché, lequel se recompose peu à peu autour des nouvelles donnes.

Dans le contexte de l’époque, la dimension consensuelle du Pop Art accrédité par l’élan consumériste est à peine contestée par ces formes imprévisibles. Tout dispositif éphémère recourt au support visuel par le biais de la photographie ou de la vidéo. Sérigraphies, éditions se substituent à l’événement. Des œuvres monumentales trouvent place dans l’espace  public, d’autres dans celui sanctuarisé du musée. Tandis que l’appareil conceptuel se charge enfin de la nature, du processus comme de la fonction de l’art, la réification de l’acte semble néanmoins ne pouvoir se déprendre du phénomène de capitalisation culturelle.

C’est à un poète lié à la pensée surréaliste qu’on doit alors de dénoncer explicitement cette constance économique : Qu’est-ce que l’art ? Depuis le XIXème siècle la question est sans cesse posée tant à l’artiste qu’au directeur de Musée, qu’à l’amateur. En fait je ne crois pas qu’il soit sérieux de définir l’Art et de considérer la question sérieusement, sinon au travers d’une constante, à savoir la transformation de l’art en marchandise (4). Loin de se satisfaire d’une ironie empreinte de scepticisme, Marcel Broodthaers intègre directement cette réflexivité dans son œuvre à partir d’une pratique quasi archéologique de l’art moderne. Devant l’inanité critique, il joue lui-même le rôle de commentateur stratège. Il provoque les débats sur le statut de l’artiste et les champs de son intervention. Il fonde des dispositifs fictionnels (Musée d’Art Moderne Département des Aigles), afin de redonner force à la parole dans un marché culturel qui fait violence à la poésie. Contre la propriété conservatoire de l’institution, il s’agit bien là d’interroger publiquement la subordination de l’art depuis sa création jusqu’à sa réception. Plus profondément encore, Broodthaers questionne le lien à l’histoire. Il rejoint la position de Benjamin, remettant en perspective matérialisme et culture. Dès lors, oublieuse dans la conscience des hommes (de) l’expérience authentique c’est-à-dire politique (5), dépendante des modes et des profits, cette culture perd sens en tant que mémoire collective disponible, réduisant l’acte créatif au bien produit et à sa valeur d’échange.

Daniel Brandely

NOTES
(1) Dans Recentness of Sculpture, Clement Greenberg attaque l’Art minimal en le rapprochant du design, lui reprochant une confusion entre innovation et nouveauté. En revanche, Michael Fried y voit une relève du modernisme formaliste et, dans son essai Art and Objecthood (1967), considère que les deux piliers de la modernité, à savoir la démarcation nette entre art et non art d’une part et la distinction claire des genres d’autres part sont abolis par l’Art minimal, résurgence du défi des ready-made.
(2) Cette forme d’art…n’illustre pas des théories, elle est intuitive, elle fait partie de plusieurs processus mentaux et elle est inutile Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art in Artforum N.Y. 1967.
(3) Michael Heizer, artiste américain, défonce notamment un trottoir devant le lieu de la manifestation. Désavoué par les autorités pour cette provocation et son intention de montrer l’année suivante une monographie de Joseph Beuys, et contraint de démissionner, Szeemann s’engage dans un commissariat d’expositions indépendant.
(4) Marcel Broodthaers, To be a straight thinker or not to be. To be blind dans le catalogue de l’exposition « Le Privilège de l’Art », Museum of Modern Art, Oxford, 1975.
(5) Walter Benjamin Edward Fuchs, collectionneur et historien, première publication en 1937 dans le Zeitschrift für Sozialforschung.



L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX

# 2
De la figure à l’objet


Kurt Schwitters (1887 - 1948)
Merzbau, reconstitution 1990, Sprengel Museum, Hanovre

La première guerre mondiale ébranle l’Europe. Les modèles de société explosent. Les élites sont contestées. Seul îlot de paix au milieu de la « grande boucherie », la Suisse accueille de nombreux émigrés, artistes, pacifistes ou révolutionnaires. Contrairement aux futuristes italiens comme Umberto Boccioni ou aux expressionnistes allemands tel que Max Beckmann, ces réfugiés ne considèrent pas l’expérience héroïque en tant que valeur commune à la jeunesse européenne. Ainsi Hugo Ball, homme de théâtre et écrivain, dénonce-t-il l’aveuglement du continent dans son journal de novembre 1915 : Ce qui vient de se déclencher, c’est toute la machinerie et le diable en personne. Les idéaux ne sont que de petites étiquettes qu’on accroche.

Le 5 février 1916, avec sa compagne Emmy Hennings, il ouvre le Cabaret Voltaire à Zürich. Le mouvement Dada voit ainsi le jour, regroupant entre autres Tristan Tzara, Hans Arp et Sophie Taueber. Dérision, humour, rejet de la raison et de la logique, jeu avec les convenances et les conventions, le groupe entraîne l’action artistique avec un esprit d’enfance provocateur. Dada essaime : Cologne, Hanovre, Berlin (le lieu le plus politisé en opposition à la République de Weimar) et New York, où le dandysme subversif d’artistes exilés tels que Francis Picabia, Man Ray et Marcel Duchamp secoue le bon goût américain.

Le plus remarquable exemple de liberté politique et artistique de l’époque reste donné par Kurt Schwitters. Suspecté d’affairisme et de comportement bourgeois, il est refusé par le club dadaïste berlinois pour ne pas souscrire à l’anti-art officiel. Il fonde alors le mouvement Merz, mot tiré non sans ironie de « Kommerzbank ». Son art intègre les rebuts de la société industrielle et traverse la poésie littéraire et visuelle aussi bien que l’architecture et le théâtre. Dès 1920, dans sa maison de Hanovre, il entreprend ainsi la plus étrange aventure artistique : la « Schwitters-Saüle », littéralement : colonne, mais de fait, construction proliférante (connue sous le nom de « Merzbau »), à partir d’objets récupérés, d’éléments structurels divers, de matériaux du bâtiment, laissant place à des niches où s’insèrent objets et œuvres d’amis. Il la monte au fil des jours, envahissant peu à peu tous les étages et recoins de l’habitation. Exilé en Norvège, suite à l’arrivée des nazis, puis en Grande-Bretagne, Schwitters réédite chaque fois son projet à chaque fois détruit et ce jusqu’à sa mort en 1948. Ce travail d’assemblage architecturé qu’on peut apparenter formellement au Constructivisme hérité de la révolution Russe, postule en fait bien au-delà de sa monumentalité exubérante. Il introduit un geste tout à fait original qui dépasse sa matérialité et travaille à la désacralisation de l’œuvre d’art par une indexation réciproque de l’œuvre à la vie et de la vie à l’œuvre (1).

Par une lettre à Alfred Stieglitz en 1922, à son tour Marcel Duchamp déclare : Vous savez exactement ce que je pense de la photographie. J’aimerais qu’elle serve à reléguer la peinture jusqu’à ce qu’autre chose la rende elle-même insupportable. Photographie et peinture ne sont pourtant pas exclues de son expression et son Nu descendant l’escalier emprunte savamment à l’une comme à l’autre, servant sa célébrité naissante dès 1912 alors que, cette même année, l’objet fait son intrusion dans le tableau (2), précipitant sa détermination à combattre l’hégémonie des médiums traditionnels. En homme féru de langage, plus proche de Léonard de Vinci et de sa conception mentale de l’art que des intoxiqués de la térébenthine, il entend rompre définitivement avec l’esthétique, le savoir faire et la technicité qui prennent le pas sur l’intention de l’artiste en occultant son message. C’est en démobilisant le regard de sa fascination visuelle, qu’il compte changer l’attitude du spectateur et l’impliquer dans la jubilation de l’esprit.

Duchamp résiste à endosser tous les rejets dadaïstes. Il ne souscrit ni à l’engagement politique du mouvement ni à la disparition pure et simple du concept d’art. Dès 1914, son Porte-bouteilles joue cependant avec le versant frondeur de Dada en s’attaquant aux motifs phares des natures mortes cubistes que sont les verres et les bouteilles. En inaugurant le principe de ready-made (3), il coupe radicalement avec la valeur expressive de la peinture qu’elle souscrive jusque là à la représentation de la réalité ou à sa défiguration. La main de l’artiste ne sert plus son identification. La fonction d’usage de l’objet initial disparaît. Dans leurs réemplois, porte-bouteilles, urinoir ou roue de bicyclette sont ainsi requalifiés d’un nouveau statut artistique. Définition et perception de l’œuvre comptent désormais sur un ensemble de postures associant artiste et institution et qu’on peut résumer en trois phases : appropriation, nomination, caution.

Après la seconde guerre mondiale, les assemblages de Schwitters ou les associations surréalistes de Duchamp connaissent nombre de prolongements plus ou moins contestés et contestables en rapport avec les objectifs de désacralisation artistique annoncés. Avec ses Combines paintings, Robert Rauschenberg défie surtout les codes de l’expressionnisme abstrait qui domine l’avant-garde américaine jusqu’à la fin des années cinquante. Jasper Johns renouant, lui, avec le détournement d’objets quotidiens, ouvre la voie à l’intrusion de la société de consommation que le Pop Art et son pendant français du Nouveau Réalisme s’approprient entre critique, résignation et adhésion. Si l’héritage conceptuel dur de Duchamp est bientôt relayé par la provocation Fluxus, le passé encore traumatique, l’évolution technologique, la normalisation politique, poussent surtout la société dans un développement à la fois démocratique et matérialiste.

« La réappropriation du réel » se résume finalement à l’entrée de la culture populaire dans le lieu sanctuarisé des musées. Cet état de fait marque les limites d’une période de l’art qui, voulant imposer sa subversion intellectuelle, s’installe dans un conformisme prosaïque. Ainsi l’objet commun devenu œuvre fait que l’œuvre devient l’objet commun. Non seulement dispense-t-il le regard de surseoir à ses vieux critères d’appréciation mais renforce-t-il la dénégation d’un statut différent où le sens prévaudrait sur la forme. On ne peut que se rapprocher des propos de Abraham Molls, dans la pleine prospérité de notre monde, stigmatisant le syncrétisme des objets quotidiens à la mesure de l’homme, pleins de cette force de diversion ordinaire en regard de la profondeur de la civilisation. Le Kitsch, déclare-t-il, est à ce titre essentiellement démocratique : il est l'art acceptable, ce qui ne choque pas notre esprit par une transcendance hors de la vie quotidienne par un effort qui nous dépasse…(4)

Daniel Brandely

NOTES
(1) Des artistes comme On Kawara et ses Date paintings, Roman Opalka avec son programme Opalka 1965/1- ∞ ou encore Christian Boltanski et l’enregistrement vidéo de ses faits et gestes quotidiens, développent à partir des années soixante jusqu’à terme cette sidération pour le temps comme matériau et définition de l’œuvre.
(2) Nature morte à la chaise cannée, Pablo Picasso, 1912. Il introduit un fragment de toile cirée qui imite un cannage au lieu de le peindre tandis qu’une corde matérialise le cadre de forme ovale. Il déclare : « Nous avons essayé de nous débarrasser du trompe-l’œil pour trouver le trompe - l’esprit. »
(3) « Objet usuel promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste. », définition du ready-made, André Breton, Dictionnaire abrégé du Surréalisme, 1938.
(4) Psychologie du kitsch, Abraham Moles, Paris, Denoël, 1977.

dimanche


L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX

# 1
Du tableau à l’image


La table mise, alentour, Nicéphore Niépce, 1822


Le premier homme qui a vu la première photo (si l'on excepte Niépce qui l'avait faite), a dû croire que c'était une peinture: même cadre, même perspective. La chambre claire, Roland Barthes, Editions de l'Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980 

Le dispositif physique de la camera obscura permettant d’obtenir une projection de lumière sur une surface plane est déjà connu d’Aristote. Mais s’il sert vraisemblablement à l’élaboration des tableaux de Vermeer ou de Canaletto pour Venise, introduisant la découverte de la perspective géométrique à la Renaissance italienne, il faut attendre les deux premières décennies du XIXème siècle pour que le procédé aboutisse à la fixation d’une image stable et durable par l’action de la lumière (1).

Le procédé photographique est alors en position d’interférer avec le travail du dessinateur et du peintre. Il est à même de questionner ce que la main présuppose d’interprétation, voire d’imprécisions. Il doit se développer cependant à la mesure de ses limites techniques. Entre les stéréogrammes documentaires d’un William Notman, les portraits de fillettes de Charles Dodgson ou les études du mouvement de Muybridge et de Marey, la capacité expressive de ce nouveau médium reste contrainte et se partage avec l’expérimentation mécanique et optique.

Il faut attendre les débuts du XXème siècle pour que les interférences entre photographie et peinture se fassent jour véritablement. Le pictorialisme photographique, d’abord essentiellement britannique puis américain, s’appuie sur une simulation esthétique de l’image, proche des principes de la peinture. A la technicité de la chimie, ce mouvement entend conférer une plus-value artistique. Dans le même temps, la peinture se remet en question. De manière autoréflexive, les peintres procèdent à l’abandon de ce à quoi la photographie doit sa nécessité première : le projet  illusionniste et mimétique de la réalité (la perspective entre autre). Alors que Claude Monet désoriente l’espace du tableau et fusionne la représentation de la nature en une expérience chromatique intense, Paul Cézanne soumet peu à peu son champ pictural à l’aplatissement, avançant vers une conception analytique qui ouvre la voie au cubisme puis à l’autonomisation radicale du tableau à travers l’abstraction. A la « dépossession » programmée du médium historique par la captation photographique, il s’avère donc que celui-ci, non seulement résiste mais y trouve un nouveau souffle. C’est à cette époque, de l’impressionnisme au suprématisme et à De Stijl que la modernité produit le meilleur de son évolution, repoussant de près de cinquante ans l’intronisation « plasticienne » de la photographie.

Après vingt siècles de mémoire artistique cantonnée dans les églises, les palais et les musées, le procédé photographique vient s’imposer essentiellement pour modifier (et après l’imprimerie en son temps), le rapport à l’oeuvre. En tant que moyen de reproduction et de diffusion de l’image, il rend la peinture comme la sculpture accessibles au-delà de leur seule fréquentation directe. Par cette mise à disposition hors du champ de l’expérience perceptive, connaissance savante et démocratisation culturelle font un bond considérable.

Aby Warburg, historien allemand pénétré de philosophie, de psychologie et d’anthropologie, entreprend précisément un projet documentaire original : produire une histoire de l'art essentiellement transmise par les images (2). Cet archivage visuel doit, selon ses mots, apparaître comme une « histoire de fantômes pour adultes » le monde occidental, depuis l’antiquité à la Renaissance, voit son legs confronté à d’autres traditions cultuelles comme celle des indiens Hopis. Les images sont  associées selon un dispositif formel dans lequel les rapports sont aussi thématiques qu’hétérogènes et anachroniques. L’image se veut exploitée ici non seulement pour sa valeur informative mais par son montage et à travers une mise en œuvre singulière de l’ensemble. A côté du sujet représenté, c’est l’existence même des tirages, leur format, leur placement, jusqu’aux marges interstitielles les séparant qui portent l’acte photographique à une vitalité conceptuelle et une puissance visionnaire jamais atteintes.

Quelques années seulement après Warburg, on doit à Walter Benjamin (autre historien allemand), d’imprimer ce temps d’une réflexion éminente quant à l’impact photographique sur l’histoire des œuvres. En plein cœur de la mutation culturelle et industrielle, tandis que la société se prolétarise et que le fascisme menace, il exprime en quoi l’œuvre originale soumise à sa reproductibilité mécanique court le risque de voir le déclin de son « aura » (3). Remaniant plusieurs fois ses thèses, mêlant le doute devant une « esthétisation politique » à l’espoir de l’avènement d’une conscience critique, le philosophe de l’exil pressent néanmoins les enjeux déterminants de la modernité artistique : ceux du rôle social futur de l’artiste. Ainsi présage-t-il du dépassement à venir de la seule notion d’œuvre : De plus en plus, à l’unicité de ce qui apparaît dans l’image cultuelle, le spectateur tend à substituer l’unicité empirique du créateur ou de son activité créatrice.

Daniel Brandely


NOTES
(1) Nicéphore Niépce (1765-1833). Point de vue du Gras, considérée comme la première photographie, est obtenue en 1826 depuis une fenêtre de sa maison de Saint-Lou-de-Varennes sur une plaque d’étain recouverte de bitume après une exposition de huit heures.
(2) Aby Warburg, (1866-1929). Alors interné en clinique, et pour sortir de sa psychose due au traumatisme de la première guerre mondiale, c’est à partir de 1923, et ce jusqu’à sa mort, qu’il travaille à son Mnémosyne, un atlas d’images punaisées sur de grandes toiles noires.
(3) Walter Benjamin (1892-1940), 1936 «…il faut envisager l’aura d’un objet naturel. On pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il.»  L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2003.

mardi

LE DEVOIR D’INUTILE



Sol LeWitt (1928 - 2007)  
Wall drawing # 260, 1975 / White crayon & black pencil on black wall
San Francisco Museum of Modern Art


Cette forme d’art n’est pas théorique, et n’illustre pas des théories, elle est intuitive, elle fait partie de plusieurs processus mentaux et elle est inutile. Sol LeWitt (1)


Lorsque Duchamp meurt en 1968, l’homme qui avait bousculé le statut de l’objet un demi-siècle plus tôt, assiste depuis déjà longtemps à la distribution de son héritage.

Si l’on peut accorder à Marcel Broodthaers de poursuivre singulièrement et avec esprit la contestation ouverte par Dada, se jouant du marché, d’ellipses rhétoriques en coups de dé visuels, il n’empêche que romantisme et matérialisme conjuguent leurs traditions sur le terrain artistique. Alors que le Pop Art est saisi d’une fascination ambiguë pour le consumérisme ambiant, que l’Op art ou l’art cinétique assujettissent la perception à la réalité physique de l’œuvre, que l’Arte Povera prône un primitivisme engagé fait de bric et de broc, que Fluxus, se prenant à rêver d’un non-art, surenchérit avec un éclectisme pour le moins expressif,… si l’œuvre sort donc malmenée, c’est avec trop bonne conscience de sa valeur. Les uns comme les autres restent hantés par le fétichisme de l’objet et ne se départissent pas de leur héroïsme poétique. Car cette œuvre, dans sa nécessité profonde, n’est toujours pas repensée ni l’artiste libéré de son sujet et de son objet.

C’est dans ce contexte culturel confus (et alors que disparaît le maître du ready-made), que Sol LeWitt entreprend, cette même année, son premier Wall Drawing. Il remplit au crayon noir vingt-quatre carrés répartis en deux rangées, de lignes horizontales, verticales et diagonales, directement sur le mur blanc d’une galerie (2). Ce dessin - pour apparenté qu’il soit au mouvement minimaliste américain par sa sérialité, son économie ou sa facture -, introduit deux circonstances sous-jacentes et radicalement nouvelles qui déterminent l’existence de l’œuvre : sa programmation et sa disparition.

Ce qu’un tableau, une sculpture, un objet d’art autonomes induisaient de dépendances paradoxales, est ici réduit à une confrontation passante.

Ce qu’une action, un happening, une performance exprimaient sous une forme spectaculaire s’ouvre ici à un jeu distancié.

Ce qui était de l’ordre de l’inspiration, de la subjectivité ou de l’illusionnisme est dérouté vers l’idée seule.

L’œuvre est protégée de tous les arbitraires. Elle n’est plus sujet d’expression. Elle n’est plus objet de tentation.

Dans les années qui suivent, Sol LeWitt s’appuie sur cette unique option visuelle : une trace murale bidimensionnelle. Il structure sa syntaxe autour de diagrammes, de nombres et de notes écrites, sortes de partitions présageant (ou non) de la construction. S’il réduit les écarts de représentation en définissant les outils, lui-même s’exclut définitivement de l’exécution, engageant l’interprétation par d’autres de ses dess(e)ins. Conception, réalisation et perception s’affirment ainsi en un corpus de phases distinctes et différées. L’artiste, dit LeWitt, doit accepter que son plan soit interprété diversement. Le dessinateur perçoit le plan de l’artiste selon sa propre expérience. (3). Ce que dit autrement Victor Burgin : On peut considérer l’artiste, moins comme un créateur de nouvelles formes matérielles qu’un coordinateur de formes existant déjà (4).

Plan, idée, programme… le sérail conceptuel de l’époque explore à l’extrême cette réévaluation du mental aux dépends de l’expressivité. Il théorise. Il se montre ambitieux dans ses affinités avec la sémiologie, la linguistique ou la philosophie. L’œuvre frôle souvent les limites de l’absence ou s’entiche de positivisme hérité des sciences. (On voit par exemple, Robert Barry proposer des dispositifs invisibles basés sur des flux et signaux imperceptibles : Ondes de Fréquence, Gaz Inertes.) Mais si la réification de l’œuvre est battue en brèche, il apparaît qu’elle ne se retrouve non plus dans une pure intellection.

L’art traverse les « choses », il porte au-delà du réel aussi bien que l’imaginaire, disait Paul Klee dans ce qu’on a appelé sa « Théorie de l’Art Moderne ». En ce sens, Sol LeWitt incarne cette traversée de l’esprit Renaissant à la modernité qui irait de Vinci au Bauhaus.

A toute architecture président un cahier des charges, un projet, un plan. Le fait religieux impose des règles canoniques, des rituels, des actes. LeWitt ouvre le comportement artistique à une profession de foi intermédiaire : Les artistes conceptuels sont mystiques plus que rationalistes. Ils aboutissent à des conclusions que la logique n’atteint pas (5). Ce n’est pas un moindre paradoxe dont il faut cultiver le message. En deçà comme au-delà du visible il n’est qu’un processus intelligible pour nous relier au monde.

Naître et mourir ne prouvent rien.
L’art ne relève d’aucune nécessité. 

Daniel Brandely

«Les murs d’une  maison»,  Edition Cantoisel, Joigny, septembre 2002


NOTES
(1) Paragraphs on Conceptual Art, in Artforum, N.Y., 1967
(2) Ace Gallery, Los Angeles, Drawing Series II, 1968
(3) Doing Wall Drawings, in catalogue Documenta 5 Kassel, 1972
(4) Situational Aesthetics 1969, in Opalka 1965/1- ∞, La hune, Flammarion 1992
(5) Sentences on Conceptual Art, N.Y., 1969