INSTRUCTIONS AUX ARTISTES
Introduction
Les Instructions aux Domestiques est parue en 1745,
l’année de la mort de Swift. Dans la version des Editions Circé, la quatrième
de couverture dit en substance : Les
Instructions peuvent s’adapter à toutes les professions, y compris celles de la
vie intellectuelle… Ici, Swift a choisi de faire de l’homme un domestique, et
il lui enseigne à recréer une société libre et ingénieuse au sein de son
esclavage. L’auteur parle d’une société largement répandue dans ce XVIIIème
siècle anglais (on dirait aujourd’hui « une catégorie sociale »).
Dans un monde qui n’est alors que servitude et compassion, il concilie des notions
aussi opposables que la liberté et la dépendance. Le titre original de
l’ouvrage Directions to Servants ne peut manquer de nous évoquer le
film magistral de Joseph Losey réalisé en 1963
avec des interprètes hors paire. En anglais, ce servant contient
la qualité métonymique de toute cette langue capable de s’emparer d’un son pour
en faire un sens. Un sens qui devient ici dynamique. Servir engage
l’acceptation d’un pouvoir mais instruit aussi, hors du champ des
responsabilités, une fonction maligne, un retour de bâton… Correspondance avec
l’activité artistique laquelle engage vis à vis de la société un rapport de
soumission et de domination.
Instructions à l’autiste
contemporain
Vous avez choisi (avez-vous choisi ?), de vous plier
en quatre au nom de l’art. Une fois pour votre institutrice de maternelle pour
qui vous pataugiez dans des lacs de gouache. Une fois pour votre grand père rentré
de Nouméa expert en collage de sables de couleur. Une fois pour votre chien
capable de rester des heures couché, le mufle contre une reproduction de « la
tête de cochon » de Goya. Une fois pour vous par compulsion biographique.
Ainsi n’avez-vous que deux pas à faire entre votre mythologie et votre ambition
personnelles. « L’artitude » est
en vous comme la force dans le Jedi. De
l’assiette au lit c’est votre chair. De l’alpha à l’oméga c’est le cercle de
vos pensées. Le temps n’y change rien, ni l’espace. Vous échappez à toute
relativité depuis toujours et jusqu’à jamais. Un monde pré-galiléen tourne en
orbite autour de votre personne. Son soleil et les faces obscures des planètes
satellites sont sous l’attraction de vos œuvres. Prenez la dernière en date :
un iceberg de douze étages fondant lentement comme un Miko planté dans le nord
du Sahel. Ne répondez pas aux indignations. On ne vous oppose que des arguments
financiers ou de la sensiblerie humanitaire. Votre film en plan fixe de sept heures
sur la fusion du bloc, sa bande son, toute en froissements, gargouillis et ruptures
comme des coups de fouet, témoignent de la beauté immanente des choses. Aucune cause
ne dépasse leur essence. Vous débordez les opinions par le côté, le haut et le
bas. En dédaignant la morale des uns qui porte à l’iniquité des autres, vous
placez l’art au-dessus. Il est plus vrai que la vie. Laissez Sotheby’s prospérer
du luxe et les révolutions courir après leur printemps. Les répliques diamantaires
de crâne humain comme les tirs de Kalachnikov ne sont pas de votre ressort. Performez.
Tout l’Internet n’attend que de vous observer observant l’inobservable. Faites
que la Mer Rouge le soit en y déversant des Canadairs de sang frais. Mettez en
jeu un spectacle Nô (No !), avec des masques d’irradiés. Au scandale, à la
colère, à la révolte opposez l’impavidité du malade terminal à qui les soins
palliatifs pronostiquent la mort et lui donnent le choix entre la
souffrance du corps et l’inconscience de l’esprit. L’art vous condamne mais il les
dépasse.
Instructions à l’artiste incompris
Ce qui en exalte certains
vous fait souffrir. Ce qui vous fait souffrir vous aide à créer. Sans cette
souffrance point de ces traces de salut que sont vos oeuvres. Car cela vous
élève aussi. Vous vous prenez pour Pierre, le bâtisseur d’églises, touché par
la grâce de Violaine à qui, d’un baiser, il donne la lèpre et la sainteté. Vous
revivez le miracle de Combernon. Tout artiste sait cela, dans la mesure où la souffrance
de la création lui est à ce point nécessaire. Mais laissons le Ciel. Qu’on se
penche sur votre vermicelle. Assis devant votre potage, ne laissez pas filer la
chance qui vous est donnée d’accéder à l’immortalité. Sachez d’abord que de son
vivant, aucun talent ne révèle ce genre de prémices. La postérité n’est pas au
présent mais au conditionnel passé. C’est un reflet à peine déformé de la
mythologie qui se trouve, elle, marquée du futur antérieur. C’est dire que ces
deux formes de destins sont imperméables à l’utopie comme à la mémoire. Dans
votre cas, l’essentiel se concentrera après la mort. Et encore ! Seule une
légende bien accommodée peut agir sur le marché qu’on apparente à un amour
universel de la culture. La spéculation travaille en quelque sorte à la rédemption
des pêcheurs et à l’éternité des martyrs. Soignez dès à présent cet avenir qui
vous échappe. Nourrissez-vous d’être incompris. L’ordre marche avec le chaos. Retournez
le mal contre ceux qui en jouissent en les en privant. Ainsi considérez ce que
sera votre privilège posthume. Broyez d’abord le noir et le vide aux cimaises.
Faites-vous parcimonieux en sorties puis notoirement absent à toutes les réceptions
en laissant entendre une profonde dépression. Passé un temps, harcelez vos
relations. Demandez une écoute au-delà de ce qu’on pourra vous accorder. Hurlez
alors à l’abandon. Soufflez ainsi le froid et le chaud sur une période
conséquente. Expulsez votre douleur qu’on s’habitue à parler de vous à tord et
à travers. Décor planté, héro identifié, consentez au mystère. C’est chose qui
se nourrit cinéphiliquement de sang et de fumée. Optez pour la seconde. Laissez
envahir votre image comme dans les meilleures célébrations de Ed Wood. Votre
croix peinte sera portée par les figurants mondains. Vos larmes seront arborées
en sautoir. Vos stigmates exhibés en couverture des tabloïds. Vous serez doublé
et dédoublé et pourrez enfin jouir de
votre absence au monde.
Instructions à l’artiste militant
Vous ne versez pas le pourcentage de vos ventes à votre
galerie qui par ailleurs ne vous a jamais signé de contrat. Vous maintenez
votre chiffre d’affaire à un seuil qui vous dispense de cotiser pour la
retraite. Vous refusez de céder vos droits patrimoniaux mais exigez une
rétribution au titre de la présentation publique. Haut et fort, vous faites
savoir l’inanité des collectivités locales en matière de politique culturelle
et ne perdez pas une occasion de contester celle du ministère. Vous dénoncez les
concours publics, leur lourdeur administrative, la prestidigitation des sélections
et les avatars produits. La mise en concurrence des acronymiques EPCC (vous
savez que ce sont nos vieilles Ecoles de Beaux Arts), n’est pas en reste de
compromis. Vous accusez la niaiserie de la critique spécialisée, le sectarisme
des conservateurs de musées, le conformisme des collectionneurs, la suffisance
des curateurs et, par-dessus tout, la couardise de vos congénères en création
qui vendraient leur âme pour céder gratuitement leurs oeuvres… Tout en vous s’oppose
à la concession. L’art ne saurait ouvrir à aucune négociation, dites-vous, attendu
qu’aucune déontologie ne l’édifie. Reste l’engagement. Mais votre résistance
n’est que trop visible et vous engage de travers. Car la profession vous
considère d’abord comme un activiste de cette espèce à la fois moraliste et
séditieuse. Elle ne se prive pas de vous passer au crible politique de la vieille
sociologie de classe. Elle vous range au patrimoine de l’humanité en lutte. Surmontez
l’atavisme réactionnaire de vos opposants. Surmontez-vous. Gagnez votre liberté
à hauteur des peintures dont l’autonomie vous précède de cent cinquante ans. Revenez
à l’aventure artistique. Comme Courbet, enterrez l’ordre bourgeois. Suivez
Proudhon en renonçant à la propriété même de vos idées. Moissonnez votre champ
avec Bourdieu. Ne vous contentez pas de mimer les signes de la subversion. Ne
proclamez rien qui ne soit inscrit dans le mouvement d’une œuvre en instance,
un art critique de l’histoire et disponible au devenir. Qu’importe que vous
brûliez désormais votre temps au pinceau ou au burin, à l’empilage de cuvettes
ou de pixels, votre cause d’artiste sera maintenant avérée au prix de ce jeu.
Instructions à l’artiste missionnaire
S’il vous arrive de profiter du pousse-café pour secouer
l’indolence dominicale de votre famille, n’en prenez pas ombrage. A l’heure de la torpeur digestive,
parmi les os de poulet, dessus une nappe peinte au couteau et à la fourchette, c’est
déjà prouesse que de pencher quatre générations de concert sur le couvercle
d’une boîte. Ce « Bal du moulin de la Galette » est votre
meilleur à propos en ce jour Epiphanique. L’occasion ne vous est-elle pas
donnée de distinguer, une fois pour toutes, le peintre des poupines impubères
fardées comme des filles de joie de l’illustrateur des Martines ? Le pays
du chocolat est aussi celui d’un surréalisme culotté. N’en faites état que dans
le cercle domestique, et pour raison pédagogique. Entre un Caracas Noir et un
Manon blanc, de l’intense à l’onctueux, dites-vous que si l’art est pour vous
plaisir des mots, il relève du goût pour le genre humain. Vous voilà donc en mission. Ce goût
précisément que vous avez entrepris de changer en culture. A ce point vous avez
presque cédé la brosse pour le goupillon. Avec une énergie rupestre,
vous affrontez chaque semaine des heures de réactivité juvénile. La transmutation
du Canson, la transfiguration du carton et la transsubstantiation du crépon
vous élèvent au rang de savant. Mais ne vous laissez pas déborder par ces
métamorphoses. Concentrez-vous sur l’ataraxie sénescente. La vieillesse exige plus
du passé que la jeunesse n’attend de l’avenir. C’est ainsi. Pour votre bonheur
de « revisiter l’histoire », comme on dit. Glisser alors une oreille
coupée ou une cataracte opportune dans une biographie sont des morceaux choisis
qui peuvent vous permettre d’aller plus loin dans le sociocul. Ainsi, il est certains
critiques pour assimiler la main posée par Titien sur le sexe de sa Vénus
d’Urbin à une recommandation médicale, suggérant que les femmes ne sont
fertiles qu’au moment de leur jouissance. Toute la puissance magique des
images. Tout le XVIème (siècle) ! De ça vous pourrez avantageusement tirer
enseignement que l’art, qui n’a jamais aidé le monde, ne le sauvera pas.
Instructions à l’artiste
sympathique
Oui, vous êtes sympathique. Dans ce monde imbu de son
lustre vous faites tache comme vos monochromes que vous éclaboussez d’un geste
las. Cette négligence bohème est un modèle de désinvolture en regard des
réussites intraitables de la vie. Avec vos chemises en laine, votre
velours côtelé et votre tignasse poivre et sel vous émoustillez les
catherinettes. C’est du foin des cimes que vous leur donnez à respirer lorsqu’elles
vous croisent chapoté comme une gardien de chèvres, patelin, tirant sur votre
pipe maculée de rouge pompéien et de vert cinabre. Chez vous tout est
complémentaire : les goûts comme les couleurs. L’harmonie est déjà une
retraite. On ne vous demande rien. Vos toiles, par exemple ! On paierait
cent fois leur prix, si on ne craignait de vous mettre en position d’obligé. Une
si bonne mine décourage toute nécessité aussi accessoire que l’acquisition d’un
tableau. On ne collectionne que votre familiarité. Regardez-les ! Ce soir
la galerie est pleine. Pour rien au monde ils ne manqueraient l’un de vos
vernissages. Prenez le temps de les observer. Depuis le début, il serre des
mains avec chaleur. Elle, dos au mur, a fini par retirer nonchalamment un escarpin.
Ils échangent leurs cravates. Elles consultent un smartphone. Commente-t-on de
ce côté le dernier clip de Clara Morgane qu’on débat plus loin d’une histoire
de mélanomes. Ils sont à l’aise. Ils vous doivent cette suffisance d’un soir
qui vous laisse une paix de bonze. Ils sourient. Tout un chacun, en état de
vernissure, est un chat du Cheshire qui se prend pour un quartier de lune.
Oserait-on rompre ce charme en vous demandant un crayon, ce serait pour griffonner
le nom d’une baby-sitter ou la recette du bœuf Strogonoff (le livre d’or n’a
plus une page de libre), sur un coin de nappe en papier maculé de vin. Pure
once de sollicitude de la part d’une phratrie qui cherche à se rappeler à vous. D’ailleurs
le buffet vous accapare. Investissez-y toute votre bonhomie. La galeriste vous
a offert le verre d’honneur. Prenez- soin qu’il reste plein. Pour le reste, la
providence a la situation bien en main. Cet insigne hasard s’impose
généralement entre la poire en trompe-l’œil de la peinture et le fromage pasteurisé
du traiteur porté par un groupe en état d’euphorie momentanée qui aspire à
l’authenticité libertine des Bonobos. Ne prêtez avantage aux décolletés
profonds ou aux strings limitrophes. Les temps changent. Ce ne sont que signes
féministes rétroactivement misogynes. Laissez les compliments s’épuiser dans le
bourdon des voix, les gestes d’attention se perdre dans les embruns du Crémant.
Parfait, il est trop tard pour qu’on vous tire le portrait sur fond de cimaise.
Définitivement tranquille, reprenez de cette chiffonnade de jambon à la purée
de mangue. Makis, toasts, feuilletés, verrines, roulés, petits fours… n’ayez
cesse d’honorer votre propre présence de votre seule compagnie. « Jamais
mieux servi que par soi-même », dit l’adage. Jamais mieux soi-même que servi ! Mangez
et buvez. Cela fait, relevez la tête pour répondre la bouche pleine et les
mains grasses à de vagues contorsions nocturnes. Authentique émotion, posture
d’esthète, vous étiez un artiste débonnaire, vous voilà devenu un saint homme.
Instructions à l’artiste écolo
Cent fois, il vous a ressorti le bébé joufflu et brailleur
du numéro Un. Défraîchi, sur son fond couleur d’abricot trop mûr, le journal
qui annonce la fin du monde vous filait le bourdon. Il vous a offert le « Manuel
de la vie pauvre » (un bréviaire anarco-cioranique) avant de vous
abandonner au « Petit traité des épluchures » (un must vocationnel du
Récup’art). Pour autant vous avez rechigné à lombricomposter sur votre balcon et
n’avez jamais collé une seule peau de concombre. Seul l’écosystème de votre
cour d’immeuble, entre pots d’échappement et poubelles éventrées, s’est avéré
aussi définitif que l’autoroute pour le crapaud migrateur. Sans aucun doute avez-vous
appris toutes ces années à trier le bon grain fashion de l’ivraie paternelle. Si
vous avez finalement rayé de vos menus les escalopes de blé complet tiré d’un
sac de jute, broyé au moulin à café Emmaüs, vous ne résistez toujours pas à la
poudre d’ortie de chez Naturalia. Votre père a gardé ses cheveux longs, même
blancs, et ses illusions, même perdues. Vous, kiffez le New Age, crâne rasé et
tatouage Maori… Vos élevages de vers graveurs dans l’écorce des eucalyptus ont
la puissance créative de mère Gaïa. Vos toiles aranéides et vos fractales
apicultivées rejoignent l’évidence des figures pariétales. Votre installation géante
reconstituant la molécule coupe faim P57 à partir de douze mille pelotes de
bousiers submerge tous les requins au formol made in England. Mais la cause
animalière s’épuise au rythme des espèces. Il est temps de laisser votre démarche
zoophile au bestiaire. La raison humaine s’avère dominante. Le Contrat
social est de retour. Alors que la diététique est prise pour l’éthique et que
l’écologie se confond à l’économie, la culture doit afficher ostensiblement sa biodégradabilité.
L’art durable (paradoxe sémantique), n’attend que vous. Travaillez à ce que vos
oeuvres s’éliminent avant les sachets de votre supèrette. Associez prétexte et
contexte. Conjuguez événement et environnement. Attaquez-vous en premier chef aux
Organismes Artistiquement Modifiés de notre système en mal d’images. Faites
démonter de nuit toutes les fontaines incontinentes des places, jeter bas bibelots
urbains et prétendues sculptures, démanteler les ronds points où figurent
brouettes, barques, abreuvoirs et pressoirs remplis de tulipes. Pour chacun de
ces remaniements stylistiques (plus quelques démolitions patrimoniales soumises
à l’ISF), faites creuser en due place un trou aussi profond que votre
légitimité holiste exige réparation. Appuyez-vous sur l’intelligence collective qui s’oppose à
l’autorité représentative des démocraties. Quelques flash
mobs bien sentis vous attireront des tribus de clowns pour célébrer ces Ground zero de l’ère de la
désartification. La nature n’aimait pas le vide, la culture l’adorera.
Instructions à l’artiste émergent
Deux difficultés se présentent : la temporalité de
votre condition et la condition de votre temporalité. Soyons clair : on
n’émerge qu’un temps et ce temps est compté. Cela dit, cette règle, déjà
largement avérée en économie (et à quoi nous ne comprenons rien), s’applique malgré
tout aux pays dont les revenus convergent vers nous. En gros : eux sont
pauvres et nous sommes nantis. D’ailleurs «convergent» (prononcer : an),
serait plus approprié. Car vous-même revenez
de loin… Alors écolier, vous vous demandiez déjà par quel mystère cette étroite
bordure, limitée par un liserai rouge dans votre cahier Herakles, était le
royaume de la Vérité. Rien qu’elle, avec un grand V comme « Victoire »,
et ses biffures nerveuses, quand le reste de la page était votre territoire réservé
pour mal écrire, calculer faux, comprendre de travers, en somme faire n’importe
quoi... Que d’injonctions consenties ! Combien de blâmes mérités ! Les yeux baissés sur votre insignifiance, vous
envisagiez à peine dans vos rêves de cancre de franchir un jour cette frontière
afin d’en explorer la réserve. Pourtant, en fragile Perceval, vous êtes parvenu
à percer ce Graal professoral. Vous voilà aujourd’hui de cet autre côté. Et avec
quel étonnement rétrospectif ! Maintenant que l’art est la badine de votre
discipline, vous comprenez que le pouvoir de vos anciens maîtres n’était jamais
aussi démesuré que leur condition était étriquée. Ils émargeaient votre
subsidiarité créative, c’est à vous maintenant de la faire émerger. Elle est
sur le point de vous distinguer. Reprenez à votre compte l’autorité qui faisait
plier vos âneries aux heures de l’enfance. Tranchez. Sanctionnez. Matez la page
du tout venant. Incarnez « l’exception culturelle» qui confirmera la règle
de la banalité artistique. Arbitraire, souverainement illuminé, choisissez vos
moulins à vent dans l’art d’après. Captez le temps. Ayez un geste d’avance sur
ce qui ne bouge pas encore. Face au psychédélisme numérique, posez-vous comme
le pastelliste des cruches au carré Conté et au coton tige. Devant le graffiti revenu
de ses impasses, imprimé en papier peint sur les murs des instituts de beauté,
descendez dans la rue pour remplacer les bouches d’égout par des rosaces en
staff. Si la photographie ethnique impose son exotisme mondialisé, produisez de
l’Ikéart pour un cocooning à domicile. Mais restez vigilant. Votre promotion
toute neuve court le risque de rejoindre le courant. N’attendez pas que vos
supporters se lassent. Préparez-vous à émerger ailleurs. La dérive des
continents porte les artistes émergents comme elle brasse les ballots de cacahuètes.
Instructions à l’artiste
conceptuel
Vous ne manquez pas d’idées.
Pour le coup vous en avez à revendre. C’est ce que vous faites : les vendre,
une à la fois. Tout acheteur finit donc par n’avoir que celle-là en tête. Il
lui faut d’abord échanger sa signature de client contre la votre, celle de
vendeur. Après, c’est une question de mise en oeuvre. Ou non. Car précisément les
termes du marché ne fixent pas la valeur d’un bien mais d’un acte. Chère solitude
des champs de coton et du deal équitable de l’art ! Hors sérail, beaucoup
se demandent à quoi vous servez. Ceux-là sont de mauvaise foi. Ils pensent que votre
geste artistique n’est pas un travail. Ils n’envisagent donc pas un instant ni
de peindre leur mur avec les bandes diagonales dont vous leur auriez
expressément stipulé par écrit l’orientation, la largeur, la couleur et le
nombre et, par-dessus le marché, la marque et la taille du pinceau pour en
venir à bout, ni même d’enfoncer le clou pour encadrer le contrat que vous leur
auriez signé et qui dit que c’est à eux de faire le boulot : peindre leur
mur avec les bandes diagonales dont vous leur auriez expressément stipulé par
écrit l’orientation, la largeur, la couleur etc. Il en est aussi qui préfèrent la
vulgarité aristocratique d’un François Boucher. Dans ce cas ! Les autres,
c’est dire le plus grand nombre, ne comprennent pas. D’ailleurs ils ne cherchent pas à comprendre.
Vous n’existez pas. To be or not to be, vaut pour l’artiste autant que
pour le prince. Entre dormir et mourir Hamlet hésite. Vous écoutez votre
conscience qui vous pousse à l’inaction. A quoi bon en rajouter ? « La
pittura e cosa mentale », répètent les exégètes de l’histoire. N’y prêtez
pas foi ! Ceux-là tentent de donner le change en trempant le pinceau dans
un jus de neurones. Mettons qu’ils pensent à un carré blanc sur fond blanc
(mais pas à Alphonse Allais). Vous, mains dans les poches, désargenté, vivant
dans cette mansarde où le matelas tient à peine, comment vous reprocherait-on
de n’ouvrir que le dictionnaire comme d’autres écrasaient leurs lapis-lazuli et
déshabillaient leurs modèles ? Lin, bronze ou marbre, moissonneuses batteuses
et chars d’assaut, ne sont pas dans vos moyens. Vous ne pouvez que lever les
yeux au ciel ou les baisser sur des pages. La caissière du Liddle qui vous a
précédé dans cette chambrette observait déjà ce même vasistas où les feux de
l’amour partaient en fumée. Vous rêvez d’être un ange. De cette espèce guidée
par Damiel et Cassiel, perché avec eux sur la Siegessäule, écoutant
les volutes intérieures des humains. Les ailes d’aujourd’hui ne sont
plus celles du désir mais de l’oubli. A part Perec, personne ne se souvient de
rien. Alors, montez sur le toit. Sans craindre les trous d’esprit, scrutez
notre logosphère. Tout y est. Un sacré bazar de sentences, de raisonnements et
autres méditations y tourne parmi les nuées de ragots et d’invectives,
seulement agité par les satellites. Cueillez. C’est gratuit et ça peut valoir
cher. Dans le silence orbital, rendez ce qui est inutile plus indispensable
encore.
Instructions à l’artiste
enseignante
Ah, cette « chaise cannée » ! Comme vous aviez
su « identifier les constituants plastiques, situer le contexte, repérer
les savoirs de référence puis élaborer une proposition de travail pour les
élèves, adaptée à un objectif notionnel au programme… » Bref vous avez
brillamment réussi à « entrer par la pratique pour construire le
cognitif. » Et si Picasso avait peint un Récamier en skaï ou un fauteuil
crapaud en rotin ? Incommensurabilité de l’enseignant qui transpose
l’histoire en expérience et l’art en problématique. Déjà dix-huit ans de
service. Votre règne capétien a donc dépassé la durée de votre mariage. Devant
vous il reste toute une éternité pour le corps et sa représentation. Parlez-en au
prof de math qui situe l’odalisque place de la Concorde et ne connaît d’Olympia
que Bruno Coquatrix. Mais cela ne vous a pas échappé qu’il tient votre compagnie
en dénominateur commun. A la cafét’ du bahut comme aux conseils de classe, il s’assoit
à côté de vous. Il aime vos collants verts. Femme, vous l’êtes, depuis l’année
de la jupe jusqu’au millénaire prochain de la salopette. Lorsque le carton
à dessins que vous portez vous échappe et que trente-cinq feuilles format raisin
(comprendre ce gabarit viticole ?), s’émiettent de croûtes de peinture en
lambeaux de journaux, il est là pour s’accroupir avec vous. S’il goûte la
récréation de vos jambes, il n’oublie jamais de revenir le lendemain, dans le
couloir face à votre salle, s’étonnant devant votre reconstitution murale
évaluée, cartellisée et patafixée. Du royaume des bandes plâtrées à l’empire
des pixels, vous distribuez les messages des artistes morts pour l’histoire comme
des fortune cookies chinois. Du haut de ces mausolées six classes et un
célibataire vous contemplent. Ainsi l’art vous fait vivre : celui des
autres. Et le vôtre ? Chaque année vous ouvrez l’atelier à l’occasion des
journées portes ouvertes. Les intermittents du pinceau viennent échanger leurs
critères d’évaluation. Les parents d’élèves qui n’ont jamais mis un pied au
collège, s’arrangent pour venir voir « la prof d’arts plats ». Vous
donnez vos toiles. Vous ouvrez votre cœur de suffragette. Il y a bien cette
ancienne élève qui vous a dégotté un soixante-quatrième de page dans le
supplément du week-end, pendant son stage à Vosges-Matin. Heureusement vous
avez beaucoup de vacances. Cette fois par exemple, de retour d’un village de
yourtes bretonnes, « vous vous y êtes mise.» Vous avez terminé une boîte
objet commencée à Noël : deux trapézistes miniatures suspendus sur un
ciel de nuit. Des nuits, il n’en reste que trois avant la prérentrée, le temps de
changer les couleurs de vos collants. D’ailleurs vous venez d’apprendre que le prof
de maths vient de rentrer d’un circuit expédié en huit jours au Maroc. Vendredi,
il vous parlera de Volubilis. Laissez vous conter avec sa manière asymptotique en
quoi les mosaïques relèvent d’une structure topologique. N’avez-vous pas enduré
en son temps un fragment de vie avec un artiste, un vrai : iconoclaste et
libertaire ? Ni maître ni propriété. Un goujat qui vous a mise en pièces.
Quel mal habiterait un homme hanté par Pythagore, harcelé par Thalès qui commence
sa journée avec des Miel Pops et la conclut d’un surgelé Picard ? Préparez
enfin ce projet d’IDD autour d’Escher (Non. Pas Stéphane.) Votre vie
euclidienne mérite une perspective vénitienne comme le matheur se languit de
votre divine proportion. Soyez-en sûre : l’escalier du collège se
conformera désormais sous vos pas à un modèle perpétuel. Entre Sierpinski et
Pascal il n’y aura pas l’épaisseur d’un doigt gouaché au-dessus des têtes. Qui
plus est, au pot de Noël, vous ne prendrez plus Leonardo Fibonacci pour un
joueur de la Juventus.