L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX
# 1
Du tableau à l’image
La table mise, alentour, Nicéphore Niépce, 1822
La table mise, alentour, Nicéphore Niépce, 1822
Le premier homme qui a vu la première photo (si l'on excepte Niépce qui l'avait faite), a dû croire que c'était une peinture: même cadre, même perspective. La chambre claire, Roland Barthes, Editions de l'Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980
Le dispositif physique de la camera obscura
permettant d’obtenir une projection de lumière sur une surface plane est déjà
connu d’Aristote. Mais s’il sert vraisemblablement à l’élaboration des tableaux
de Vermeer ou de Canaletto pour Venise, introduisant la découverte de la
perspective géométrique à la Renaissance italienne, il faut attendre les deux
premières décennies du XIXème siècle pour que le procédé aboutisse à la
fixation d’une image stable et durable par l’action de la lumière (1).
Le procédé photographique est alors en position d’interférer
avec le travail du dessinateur et du peintre. Il est à même de questionner ce
que la main présuppose d’interprétation, voire d’imprécisions. Il doit se développer
cependant à la mesure de ses limites techniques. Entre les stéréogrammes
documentaires d’un William Notman, les portraits de fillettes de Charles
Dodgson ou les études du mouvement de Muybridge et de Marey, la capacité
expressive de ce nouveau médium reste contrainte et se partage avec
l’expérimentation mécanique et optique.
Il faut attendre les débuts du XXème siècle pour que les
interférences entre photographie et peinture se fassent jour véritablement. Le
pictorialisme photographique, d’abord essentiellement britannique puis
américain, s’appuie sur une simulation esthétique de l’image, proche des
principes de la peinture. A la technicité de la chimie, ce mouvement entend
conférer une plus-value artistique. Dans le même temps, la peinture se remet en
question. De manière autoréflexive, les peintres procèdent à l’abandon de ce à
quoi la photographie doit sa nécessité première : le projet illusionniste et mimétique de la réalité (la
perspective entre autre). Alors que Claude Monet désoriente l’espace du tableau
et fusionne la représentation de la nature en une expérience chromatique
intense, Paul Cézanne soumet peu à peu son champ pictural à l’aplatissement,
avançant vers une conception analytique qui ouvre la voie au cubisme puis à
l’autonomisation radicale du tableau à travers l’abstraction. A la
« dépossession » programmée du médium historique par la captation
photographique, il s’avère donc que celui-ci, non seulement résiste mais y
trouve un nouveau souffle. C’est à cette époque, de l’impressionnisme au
suprématisme et à De Stijl que la modernité produit le meilleur de son
évolution, repoussant de près de cinquante ans l’intronisation
« plasticienne » de la photographie.
Après vingt siècles de mémoire artistique cantonnée dans les
églises, les palais et les musées, le procédé photographique vient s’imposer
essentiellement pour modifier (et après l’imprimerie en son temps), le rapport à
l’oeuvre. En tant que moyen de reproduction et de diffusion de l’image, il rend
la peinture comme la sculpture accessibles au-delà de leur seule fréquentation
directe. Par cette mise à disposition hors du champ de l’expérience perceptive,
connaissance savante et démocratisation culturelle font un bond considérable.
Aby Warburg, historien allemand pénétré de philosophie, de psychologie
et d’anthropologie, entreprend précisément un projet documentaire
original : produire une histoire de l'art essentiellement transmise par les
images (2). Cet archivage visuel doit, selon ses mots, apparaître
comme une « histoire de fantômes pour adultes » où le
monde occidental, depuis l’antiquité à la Renaissance, voit son legs confronté
à d’autres traditions cultuelles comme celle des indiens Hopis. Les images
sont associées selon un dispositif
formel dans lequel les rapports sont aussi thématiques qu’hétérogènes et
anachroniques. L’image se veut exploitée ici non seulement pour sa valeur
informative mais par son montage et à travers une mise en œuvre singulière de
l’ensemble. A côté du sujet représenté, c’est l’existence même des tirages,
leur format, leur placement, jusqu’aux marges interstitielles les séparant qui
portent l’acte photographique à une vitalité conceptuelle et une puissance
visionnaire jamais atteintes.
Quelques années seulement après Warburg, on doit à Walter
Benjamin (autre historien allemand), d’imprimer ce temps d’une réflexion
éminente quant à l’impact photographique sur l’histoire des œuvres. En plein
cœur de la mutation culturelle et industrielle, tandis que la société se
prolétarise et que le fascisme menace, il exprime en quoi l’œuvre originale
soumise à sa reproductibilité mécanique court le risque de voir le déclin de
son « aura » (3). Remaniant plusieurs fois ses thèses, mêlant le doute devant une « esthétisation politique » à l’espoir de l’avènement d’une conscience
critique, le philosophe de l’exil pressent néanmoins les enjeux déterminants de
la modernité artistique : ceux du
rôle social futur de l’artiste. Ainsi présage-t-il du dépassement à
venir de la seule notion d’œuvre : De
plus en plus, à l’unicité de ce qui apparaît dans l’image cultuelle, le
spectateur tend à substituer l’unicité empirique du créateur ou de son activité
créatrice.
Daniel Brandely
NOTES
(1)
Nicéphore Niépce (1765-1833). Point de vue du Gras, considérée comme la
première photographie, est obtenue en 1826 depuis une fenêtre de sa maison de
Saint-Lou-de-Varennes sur une plaque d’étain recouverte de bitume après une
exposition de huit heures.
(2)
Aby Warburg, (1866-1929). Alors interné en clinique, et pour sortir de sa
psychose due au traumatisme de la première guerre mondiale, c’est à partir de
1923, et ce jusqu’à sa mort, qu’il travaille à son Mnémosyne, un atlas
d’images punaisées sur de grandes toiles noires.
(3)
Walter Benjamin (1892-1940), 1936 «…il faut envisager l’aura d’un
objet naturel. On pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain,
si proche soit-il.» L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique, Allia, 2003.
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