L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX
# 3
De l’acte au produit
Vue de l'exposition When attitudes become form, Kunsthalle, Bern, 1969
Curateur: Harald Szeemann (1933 - 2005)
En 1963, la Green Gallery de New York propose une exposition mixte avec des représentants du Pop Art, du Néo dadaïsme et des objets de facture élémentaire. Mais ce n’est qu’en 1966, avec l’exposition Primary Structures au Jewish Museum, que ces nouveaux modèles artistiques s’affirment. Malgré l’absence de programme évident, l’exposition, avec plus de quarante artistes, alerte la critique (1). L’installation porte avant tout sur le rapport de constructions de grandes dimensions et globalement géométriques à l’espace qu’ils occupent, misant expressément sur une expérience concrète du spectateur.
Cet art dit « minimal » ne
désignera, au sens strict et historique, que les objets, sculptures et
installations de cinq artistes: Carl André, Dan Flavin, Donald Judd, Robert
Morris et Sol LeWitt. Bien qu'ils appartiennent à la même génération et vivent
sans exception tous à New York au début des années soixante, ils élaborent
leurs œuvres dans une relative indépendance à partir de conditions et de
problématiques très différentes qui présentent autant de dissonances que
d’analogies. Toute analyse de cette tendance ne peut que rassembler des points
communs d’ordre visuel : langage de formes réduit, production sérielle, utilisation
de matériaux usinés ou éléments issus de l’industrie. Cependant, les œuvres,
pour la plupart non réalisées par la main et dépourvues de tout élément sensible
permettant d’identifier une empreinte personnelle, s’affranchissent une fois
encore radicalement des critères de reconnaissance artistique.
La société américaine est alors
marquée par une période trouble et des incertitudes sociales (assassinats de
Martin Luther King, de John puis Robert Kennedy, guerre du Viêt Nam, scandale
du Water Gate à venir…) Outre cette influence et la contrepartie donnée au Pop
Art et à la peinture expressionniste abstraite, un débat théorique anime les
acteurs de l’Art minimal. La nature et la fonction de l’acte artistique sont en
cause. Ainsi, au plus fort de ses formulations conceptuelles, Sol LeWitt
argumente sur le protocole même de la démarche, soutenant une nécessaire complémentarité
entre la rationalité et l’intuition. Son œuvre, qu’il veut émotionnellement
sèche et mentalement intéressante, exprime clairement un retrait de la
sensibilité romantique au profit d’une contribution active de l’esprit à quoi s’ajoute
la dénégation de toute nécessité (2). Ce nouveau contrat, qui lie en
quelque sorte auteur et public, ne présuppose ni compromis autobiographique ni transaction
culturelle. De son point de vue, l'artiste dénonce les options fondamentales
que sont l'esthétique, l’expressivité ou le savoir-faire pour s’en remettre à
un déterminisme créatif. En deçà de sa présence tangible, l'appréciation
de l’œuvre s’évalue d’après l’acte qui la génère.
A ce
titre, en 1969, Harald Szeemann, alors directeur de la Kunsthalle de
Bern, organise un événement à la portée emblématique. Pas moins de
soixante-neuf artistes internationaux ont carte blanche pour réaliser leur proposition
(3). Alors que les images sont maintenant digérées par
l’histoire, la dénomination de l’exposition : Quand les attitudes
deviennent formes, porte encore jusqu’à nous la nature des enjeux. La
notion d’œuvre, plus radicalement mise en cause que ne l’avait fait
l’appropriation du réel à travers le détournement de l’objet usuel, se présente
cette fois en expérience. Non seulement le résultat échappe aux conventions de
lecture mais l’artiste investit sa recherche dans le contexte et le processus.
Land art et installations in
situ, se confrontent de manière spectaculaire à des lieux naturels ou urbains, s’aventurant
dans les mythologies du temps et de l’espace. Le corps, à travers le body art, devient
l’outil d’une réflexion sociologique et spirituelle. La performance s’inscrit dans
l’expression du vivant, ouverte aux arts du spectacle et aux techniques audiovisuelles.
La transversalité entre disciplines culturelles s’installe. Politique, psychanalyse,
philosophie contagionnent la réflexion et la méthodologie. Un tel panel de
références savantes, associé à des objets artistiques déconcertants, échappe un
temps à l’assentiment populaire comme à l’emprise institutionnelle. Jugées
élitaires ou absconses, ces pratiques d’avant-garde imposent alors une évolution
globale au secteur de l’art. En amont, la fonction curatoriale prend de
l’importance. Elle gagne en autonomie pour aboutir à des « expositions
concept ». En aval, le travail de médiation se structure autour de
catalogues imposants. Mais, si les critères de sélection, les modes de
présentation et les outils de compréhension se renouvellent dans le sens d’une
démocratisation, il n’en reste pas moins que le profit va au marché, lequel se
recompose peu à peu autour des nouvelles donnes.
Dans le contexte de l’époque, la dimension
consensuelle du Pop Art accrédité par l’élan consumériste est à peine contestée
par ces formes imprévisibles. Tout dispositif éphémère recourt au support
visuel par le biais de la photographie ou de la vidéo. Sérigraphies, éditions
se substituent à l’événement. Des œuvres monumentales trouvent place dans
l’espace public, d’autres dans celui sanctuarisé
du musée. Tandis que l’appareil conceptuel se charge enfin de la nature, du
processus comme de la fonction de l’art, la réification de l’acte semble néanmoins
ne pouvoir se déprendre du phénomène de capitalisation culturelle.
C’est à un poète lié à la pensée
surréaliste qu’on doit alors de dénoncer explicitement cette constance économique :
Qu’est-ce que l’art ? Depuis le XIXème siècle la question est sans
cesse posée tant à l’artiste qu’au directeur de Musée, qu’à l’amateur. En fait
je ne crois pas qu’il soit sérieux de définir l’Art et de considérer la
question sérieusement, sinon au travers d’une constante, à savoir la transformation
de l’art en marchandise (4). Loin de se satisfaire d’une ironie
empreinte de scepticisme, Marcel Broodthaers intègre directement cette
réflexivité dans son œuvre à partir d’une pratique quasi archéologique de l’art
moderne. Devant l’inanité critique, il joue lui-même le rôle de commentateur
stratège. Il provoque les débats sur le statut de l’artiste et les champs de
son intervention. Il fonde des dispositifs fictionnels (Musée d’Art Moderne
Département des Aigles), afin de redonner force à la parole dans un marché
culturel qui fait violence à la poésie. Contre la propriété conservatoire de
l’institution, il s’agit bien là d’interroger publiquement la subordination de
l’art depuis sa création jusqu’à sa réception. Plus profondément encore, Broodthaers
questionne le lien à l’histoire. Il rejoint la position de Benjamin, remettant
en perspective matérialisme et culture. Dès lors, oublieuse dans la
conscience des hommes (de) l’expérience authentique c’est-à-dire
politique (5), dépendante des modes et des profits, cette culture
perd sens en tant que mémoire collective disponible, réduisant l’acte créatif au
bien produit et à sa valeur d’échange.
Daniel Brandely
NOTES
(1) Dans Recentness
of Sculpture, Clement Greenberg attaque l’Art minimal en le
rapprochant du design, lui reprochant une confusion entre innovation et
nouveauté. En revanche, Michael Fried y voit une relève du modernisme
formaliste et, dans son essai Art and Objecthood (1967), considère que
les deux piliers de la modernité, à savoir la démarcation nette entre art et
non art d’une part et la distinction claire des genres d’autres part sont
abolis par l’Art minimal, résurgence du défi des ready-made.
(2)
Cette forme d’art…n’illustre pas des théories, elle est intuitive, elle fait
partie de plusieurs processus mentaux et elle est inutile Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art in Artforum
N.Y. 1967.
(3) Michael Heizer, artiste américain, défonce
notamment un trottoir devant le lieu de la manifestation. Désavoué par les
autorités pour cette provocation et son intention de montrer l’année suivante
une monographie de Joseph Beuys, et contraint de démissionner, Szeemann
s’engage dans un commissariat d’expositions indépendant.
(4) Marcel Broodthaers, To
be a straight thinker or not to be. To be blind dans le catalogue
de l’exposition « Le Privilège de l’Art », Museum of Modern Art,
Oxford, 1975.
(5) Walter Benjamin Edward Fuchs, collectionneur
et historien, première
publication en 1937 dans le Zeitschrift
für Sozialforschung.