jeudi


L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX

# 2
De la figure à l’objet


Kurt Schwitters (1887 - 1948)
Merzbau, reconstitution 1990, Sprengel Museum, Hanovre

La première guerre mondiale ébranle l’Europe. Les modèles de société explosent. Les élites sont contestées. Seul îlot de paix au milieu de la « grande boucherie », la Suisse accueille de nombreux émigrés, artistes, pacifistes ou révolutionnaires. Contrairement aux futuristes italiens comme Umberto Boccioni ou aux expressionnistes allemands tel que Max Beckmann, ces réfugiés ne considèrent pas l’expérience héroïque en tant que valeur commune à la jeunesse européenne. Ainsi Hugo Ball, homme de théâtre et écrivain, dénonce-t-il l’aveuglement du continent dans son journal de novembre 1915 : Ce qui vient de se déclencher, c’est toute la machinerie et le diable en personne. Les idéaux ne sont que de petites étiquettes qu’on accroche.

Le 5 février 1916, avec sa compagne Emmy Hennings, il ouvre le Cabaret Voltaire à Zürich. Le mouvement Dada voit ainsi le jour, regroupant entre autres Tristan Tzara, Hans Arp et Sophie Taueber. Dérision, humour, rejet de la raison et de la logique, jeu avec les convenances et les conventions, le groupe entraîne l’action artistique avec un esprit d’enfance provocateur. Dada essaime : Cologne, Hanovre, Berlin (le lieu le plus politisé en opposition à la République de Weimar) et New York, où le dandysme subversif d’artistes exilés tels que Francis Picabia, Man Ray et Marcel Duchamp secoue le bon goût américain.

Le plus remarquable exemple de liberté politique et artistique de l’époque reste donné par Kurt Schwitters. Suspecté d’affairisme et de comportement bourgeois, il est refusé par le club dadaïste berlinois pour ne pas souscrire à l’anti-art officiel. Il fonde alors le mouvement Merz, mot tiré non sans ironie de « Kommerzbank ». Son art intègre les rebuts de la société industrielle et traverse la poésie littéraire et visuelle aussi bien que l’architecture et le théâtre. Dès 1920, dans sa maison de Hanovre, il entreprend ainsi la plus étrange aventure artistique : la « Schwitters-Saüle », littéralement : colonne, mais de fait, construction proliférante (connue sous le nom de « Merzbau »), à partir d’objets récupérés, d’éléments structurels divers, de matériaux du bâtiment, laissant place à des niches où s’insèrent objets et œuvres d’amis. Il la monte au fil des jours, envahissant peu à peu tous les étages et recoins de l’habitation. Exilé en Norvège, suite à l’arrivée des nazis, puis en Grande-Bretagne, Schwitters réédite chaque fois son projet à chaque fois détruit et ce jusqu’à sa mort en 1948. Ce travail d’assemblage architecturé qu’on peut apparenter formellement au Constructivisme hérité de la révolution Russe, postule en fait bien au-delà de sa monumentalité exubérante. Il introduit un geste tout à fait original qui dépasse sa matérialité et travaille à la désacralisation de l’œuvre d’art par une indexation réciproque de l’œuvre à la vie et de la vie à l’œuvre (1).

Par une lettre à Alfred Stieglitz en 1922, à son tour Marcel Duchamp déclare : Vous savez exactement ce que je pense de la photographie. J’aimerais qu’elle serve à reléguer la peinture jusqu’à ce qu’autre chose la rende elle-même insupportable. Photographie et peinture ne sont pourtant pas exclues de son expression et son Nu descendant l’escalier emprunte savamment à l’une comme à l’autre, servant sa célébrité naissante dès 1912 alors que, cette même année, l’objet fait son intrusion dans le tableau (2), précipitant sa détermination à combattre l’hégémonie des médiums traditionnels. En homme féru de langage, plus proche de Léonard de Vinci et de sa conception mentale de l’art que des intoxiqués de la térébenthine, il entend rompre définitivement avec l’esthétique, le savoir faire et la technicité qui prennent le pas sur l’intention de l’artiste en occultant son message. C’est en démobilisant le regard de sa fascination visuelle, qu’il compte changer l’attitude du spectateur et l’impliquer dans la jubilation de l’esprit.

Duchamp résiste à endosser tous les rejets dadaïstes. Il ne souscrit ni à l’engagement politique du mouvement ni à la disparition pure et simple du concept d’art. Dès 1914, son Porte-bouteilles joue cependant avec le versant frondeur de Dada en s’attaquant aux motifs phares des natures mortes cubistes que sont les verres et les bouteilles. En inaugurant le principe de ready-made (3), il coupe radicalement avec la valeur expressive de la peinture qu’elle souscrive jusque là à la représentation de la réalité ou à sa défiguration. La main de l’artiste ne sert plus son identification. La fonction d’usage de l’objet initial disparaît. Dans leurs réemplois, porte-bouteilles, urinoir ou roue de bicyclette sont ainsi requalifiés d’un nouveau statut artistique. Définition et perception de l’œuvre comptent désormais sur un ensemble de postures associant artiste et institution et qu’on peut résumer en trois phases : appropriation, nomination, caution.

Après la seconde guerre mondiale, les assemblages de Schwitters ou les associations surréalistes de Duchamp connaissent nombre de prolongements plus ou moins contestés et contestables en rapport avec les objectifs de désacralisation artistique annoncés. Avec ses Combines paintings, Robert Rauschenberg défie surtout les codes de l’expressionnisme abstrait qui domine l’avant-garde américaine jusqu’à la fin des années cinquante. Jasper Johns renouant, lui, avec le détournement d’objets quotidiens, ouvre la voie à l’intrusion de la société de consommation que le Pop Art et son pendant français du Nouveau Réalisme s’approprient entre critique, résignation et adhésion. Si l’héritage conceptuel dur de Duchamp est bientôt relayé par la provocation Fluxus, le passé encore traumatique, l’évolution technologique, la normalisation politique, poussent surtout la société dans un développement à la fois démocratique et matérialiste.

« La réappropriation du réel » se résume finalement à l’entrée de la culture populaire dans le lieu sanctuarisé des musées. Cet état de fait marque les limites d’une période de l’art qui, voulant imposer sa subversion intellectuelle, s’installe dans un conformisme prosaïque. Ainsi l’objet commun devenu œuvre fait que l’œuvre devient l’objet commun. Non seulement dispense-t-il le regard de surseoir à ses vieux critères d’appréciation mais renforce-t-il la dénégation d’un statut différent où le sens prévaudrait sur la forme. On ne peut que se rapprocher des propos de Abraham Molls, dans la pleine prospérité de notre monde, stigmatisant le syncrétisme des objets quotidiens à la mesure de l’homme, pleins de cette force de diversion ordinaire en regard de la profondeur de la civilisation. Le Kitsch, déclare-t-il, est à ce titre essentiellement démocratique : il est l'art acceptable, ce qui ne choque pas notre esprit par une transcendance hors de la vie quotidienne par un effort qui nous dépasse…(4)

Daniel Brandely

NOTES
(1) Des artistes comme On Kawara et ses Date paintings, Roman Opalka avec son programme Opalka 1965/1- ∞ ou encore Christian Boltanski et l’enregistrement vidéo de ses faits et gestes quotidiens, développent à partir des années soixante jusqu’à terme cette sidération pour le temps comme matériau et définition de l’œuvre.
(2) Nature morte à la chaise cannée, Pablo Picasso, 1912. Il introduit un fragment de toile cirée qui imite un cannage au lieu de le peindre tandis qu’une corde matérialise le cadre de forme ovale. Il déclare : « Nous avons essayé de nous débarrasser du trompe-l’œil pour trouver le trompe - l’esprit. »
(3) « Objet usuel promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste. », définition du ready-made, André Breton, Dictionnaire abrégé du Surréalisme, 1938.
(4) Psychologie du kitsch, Abraham Moles, Paris, Denoël, 1977.

dimanche


L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX

# 1
Du tableau à l’image


La table mise, alentour, Nicéphore Niépce, 1822


Le premier homme qui a vu la première photo (si l'on excepte Niépce qui l'avait faite), a dû croire que c'était une peinture: même cadre, même perspective. La chambre claire, Roland Barthes, Editions de l'Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980 

Le dispositif physique de la camera obscura permettant d’obtenir une projection de lumière sur une surface plane est déjà connu d’Aristote. Mais s’il sert vraisemblablement à l’élaboration des tableaux de Vermeer ou de Canaletto pour Venise, introduisant la découverte de la perspective géométrique à la Renaissance italienne, il faut attendre les deux premières décennies du XIXème siècle pour que le procédé aboutisse à la fixation d’une image stable et durable par l’action de la lumière (1).

Le procédé photographique est alors en position d’interférer avec le travail du dessinateur et du peintre. Il est à même de questionner ce que la main présuppose d’interprétation, voire d’imprécisions. Il doit se développer cependant à la mesure de ses limites techniques. Entre les stéréogrammes documentaires d’un William Notman, les portraits de fillettes de Charles Dodgson ou les études du mouvement de Muybridge et de Marey, la capacité expressive de ce nouveau médium reste contrainte et se partage avec l’expérimentation mécanique et optique.

Il faut attendre les débuts du XXème siècle pour que les interférences entre photographie et peinture se fassent jour véritablement. Le pictorialisme photographique, d’abord essentiellement britannique puis américain, s’appuie sur une simulation esthétique de l’image, proche des principes de la peinture. A la technicité de la chimie, ce mouvement entend conférer une plus-value artistique. Dans le même temps, la peinture se remet en question. De manière autoréflexive, les peintres procèdent à l’abandon de ce à quoi la photographie doit sa nécessité première : le projet  illusionniste et mimétique de la réalité (la perspective entre autre). Alors que Claude Monet désoriente l’espace du tableau et fusionne la représentation de la nature en une expérience chromatique intense, Paul Cézanne soumet peu à peu son champ pictural à l’aplatissement, avançant vers une conception analytique qui ouvre la voie au cubisme puis à l’autonomisation radicale du tableau à travers l’abstraction. A la « dépossession » programmée du médium historique par la captation photographique, il s’avère donc que celui-ci, non seulement résiste mais y trouve un nouveau souffle. C’est à cette époque, de l’impressionnisme au suprématisme et à De Stijl que la modernité produit le meilleur de son évolution, repoussant de près de cinquante ans l’intronisation « plasticienne » de la photographie.

Après vingt siècles de mémoire artistique cantonnée dans les églises, les palais et les musées, le procédé photographique vient s’imposer essentiellement pour modifier (et après l’imprimerie en son temps), le rapport à l’oeuvre. En tant que moyen de reproduction et de diffusion de l’image, il rend la peinture comme la sculpture accessibles au-delà de leur seule fréquentation directe. Par cette mise à disposition hors du champ de l’expérience perceptive, connaissance savante et démocratisation culturelle font un bond considérable.

Aby Warburg, historien allemand pénétré de philosophie, de psychologie et d’anthropologie, entreprend précisément un projet documentaire original : produire une histoire de l'art essentiellement transmise par les images (2). Cet archivage visuel doit, selon ses mots, apparaître comme une « histoire de fantômes pour adultes » le monde occidental, depuis l’antiquité à la Renaissance, voit son legs confronté à d’autres traditions cultuelles comme celle des indiens Hopis. Les images sont  associées selon un dispositif formel dans lequel les rapports sont aussi thématiques qu’hétérogènes et anachroniques. L’image se veut exploitée ici non seulement pour sa valeur informative mais par son montage et à travers une mise en œuvre singulière de l’ensemble. A côté du sujet représenté, c’est l’existence même des tirages, leur format, leur placement, jusqu’aux marges interstitielles les séparant qui portent l’acte photographique à une vitalité conceptuelle et une puissance visionnaire jamais atteintes.

Quelques années seulement après Warburg, on doit à Walter Benjamin (autre historien allemand), d’imprimer ce temps d’une réflexion éminente quant à l’impact photographique sur l’histoire des œuvres. En plein cœur de la mutation culturelle et industrielle, tandis que la société se prolétarise et que le fascisme menace, il exprime en quoi l’œuvre originale soumise à sa reproductibilité mécanique court le risque de voir le déclin de son « aura » (3). Remaniant plusieurs fois ses thèses, mêlant le doute devant une « esthétisation politique » à l’espoir de l’avènement d’une conscience critique, le philosophe de l’exil pressent néanmoins les enjeux déterminants de la modernité artistique : ceux du rôle social futur de l’artiste. Ainsi présage-t-il du dépassement à venir de la seule notion d’œuvre : De plus en plus, à l’unicité de ce qui apparaît dans l’image cultuelle, le spectateur tend à substituer l’unicité empirique du créateur ou de son activité créatrice.

Daniel Brandely


NOTES
(1) Nicéphore Niépce (1765-1833). Point de vue du Gras, considérée comme la première photographie, est obtenue en 1826 depuis une fenêtre de sa maison de Saint-Lou-de-Varennes sur une plaque d’étain recouverte de bitume après une exposition de huit heures.
(2) Aby Warburg, (1866-1929). Alors interné en clinique, et pour sortir de sa psychose due au traumatisme de la première guerre mondiale, c’est à partir de 1923, et ce jusqu’à sa mort, qu’il travaille à son Mnémosyne, un atlas d’images punaisées sur de grandes toiles noires.
(3) Walter Benjamin (1892-1940), 1936 «…il faut envisager l’aura d’un objet naturel. On pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il.»  L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2003.

mardi

LE DEVOIR D’INUTILE



Sol LeWitt (1928 - 2007)  
Wall drawing # 260, 1975 / White crayon & black pencil on black wall
San Francisco Museum of Modern Art


Cette forme d’art n’est pas théorique, et n’illustre pas des théories, elle est intuitive, elle fait partie de plusieurs processus mentaux et elle est inutile. Sol LeWitt (1)


Lorsque Duchamp meurt en 1968, l’homme qui avait bousculé le statut de l’objet un demi-siècle plus tôt, assiste depuis déjà longtemps à la distribution de son héritage.

Si l’on peut accorder à Marcel Broodthaers de poursuivre singulièrement et avec esprit la contestation ouverte par Dada, se jouant du marché, d’ellipses rhétoriques en coups de dé visuels, il n’empêche que romantisme et matérialisme conjuguent leurs traditions sur le terrain artistique. Alors que le Pop Art est saisi d’une fascination ambiguë pour le consumérisme ambiant, que l’Op art ou l’art cinétique assujettissent la perception à la réalité physique de l’œuvre, que l’Arte Povera prône un primitivisme engagé fait de bric et de broc, que Fluxus, se prenant à rêver d’un non-art, surenchérit avec un éclectisme pour le moins expressif,… si l’œuvre sort donc malmenée, c’est avec trop bonne conscience de sa valeur. Les uns comme les autres restent hantés par le fétichisme de l’objet et ne se départissent pas de leur héroïsme poétique. Car cette œuvre, dans sa nécessité profonde, n’est toujours pas repensée ni l’artiste libéré de son sujet et de son objet.

C’est dans ce contexte culturel confus (et alors que disparaît le maître du ready-made), que Sol LeWitt entreprend, cette même année, son premier Wall Drawing. Il remplit au crayon noir vingt-quatre carrés répartis en deux rangées, de lignes horizontales, verticales et diagonales, directement sur le mur blanc d’une galerie (2). Ce dessin - pour apparenté qu’il soit au mouvement minimaliste américain par sa sérialité, son économie ou sa facture -, introduit deux circonstances sous-jacentes et radicalement nouvelles qui déterminent l’existence de l’œuvre : sa programmation et sa disparition.

Ce qu’un tableau, une sculpture, un objet d’art autonomes induisaient de dépendances paradoxales, est ici réduit à une confrontation passante.

Ce qu’une action, un happening, une performance exprimaient sous une forme spectaculaire s’ouvre ici à un jeu distancié.

Ce qui était de l’ordre de l’inspiration, de la subjectivité ou de l’illusionnisme est dérouté vers l’idée seule.

L’œuvre est protégée de tous les arbitraires. Elle n’est plus sujet d’expression. Elle n’est plus objet de tentation.

Dans les années qui suivent, Sol LeWitt s’appuie sur cette unique option visuelle : une trace murale bidimensionnelle. Il structure sa syntaxe autour de diagrammes, de nombres et de notes écrites, sortes de partitions présageant (ou non) de la construction. S’il réduit les écarts de représentation en définissant les outils, lui-même s’exclut définitivement de l’exécution, engageant l’interprétation par d’autres de ses dess(e)ins. Conception, réalisation et perception s’affirment ainsi en un corpus de phases distinctes et différées. L’artiste, dit LeWitt, doit accepter que son plan soit interprété diversement. Le dessinateur perçoit le plan de l’artiste selon sa propre expérience. (3). Ce que dit autrement Victor Burgin : On peut considérer l’artiste, moins comme un créateur de nouvelles formes matérielles qu’un coordinateur de formes existant déjà (4).

Plan, idée, programme… le sérail conceptuel de l’époque explore à l’extrême cette réévaluation du mental aux dépends de l’expressivité. Il théorise. Il se montre ambitieux dans ses affinités avec la sémiologie, la linguistique ou la philosophie. L’œuvre frôle souvent les limites de l’absence ou s’entiche de positivisme hérité des sciences. (On voit par exemple, Robert Barry proposer des dispositifs invisibles basés sur des flux et signaux imperceptibles : Ondes de Fréquence, Gaz Inertes.) Mais si la réification de l’œuvre est battue en brèche, il apparaît qu’elle ne se retrouve non plus dans une pure intellection.

L’art traverse les « choses », il porte au-delà du réel aussi bien que l’imaginaire, disait Paul Klee dans ce qu’on a appelé sa « Théorie de l’Art Moderne ». En ce sens, Sol LeWitt incarne cette traversée de l’esprit Renaissant à la modernité qui irait de Vinci au Bauhaus.

A toute architecture président un cahier des charges, un projet, un plan. Le fait religieux impose des règles canoniques, des rituels, des actes. LeWitt ouvre le comportement artistique à une profession de foi intermédiaire : Les artistes conceptuels sont mystiques plus que rationalistes. Ils aboutissent à des conclusions que la logique n’atteint pas (5). Ce n’est pas un moindre paradoxe dont il faut cultiver le message. En deçà comme au-delà du visible il n’est qu’un processus intelligible pour nous relier au monde.

Naître et mourir ne prouvent rien.
L’art ne relève d’aucune nécessité. 

Daniel Brandely

«Les murs d’une  maison»,  Edition Cantoisel, Joigny, septembre 2002


NOTES
(1) Paragraphs on Conceptual Art, in Artforum, N.Y., 1967
(2) Ace Gallery, Los Angeles, Drawing Series II, 1968
(3) Doing Wall Drawings, in catalogue Documenta 5 Kassel, 1972
(4) Situational Aesthetics 1969, in Opalka 1965/1- ∞, La hune, Flammarion 1992
(5) Sentences on Conceptual Art, N.Y., 1969

jeudi

LE SALON 2013

(Pour une proposition commémorative et anticipée
de la naissance de Diderot)


Simulation Le salon 2013, installation murale


« Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle, qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera aisément dans sa tête, et qu’on y posera les objets à-peu-près comme nous les avons vus sur la toile… »  
Les Essais sur la peinture, Observations sur le salon de peinture, page 125

Edités de manière posthume, Les essais sur la peinture marquent la verve critique de Diderot à propos des œuvres d’art alors présentées tous les deux ans dans le cadre du Salon carré du Louvre par l’Académie royale entre 1759 et 1781. Non destinés à l’impression, ces textes sont initialement copiés à la main pour La Correspondance littéraire. Le baron Grimm, ami de Diderot, en est le maître d’œuvre. La revue touche à ses débuts une minorité aristocratique dont Catherine II, impératrice de Russie qui tient le philosophe sous sa protection. Sans autre caractère officiel, échappant donc à la censure, ces textes traduisent la grande liberté de ton et d’idées de Diderot dans lesquels sa culture sur le sujet se nourrit peu à peu et du dialogue avec Grimm et de sa fréquentation des Salons.

Loin des lourdes contraintes de l’Encyclopédie, sans crainte des poursuites que lui avait valu dix ans plus tôt la publication de La Lettre sur les aveugles et de son conte libertin des Bijoux indiscrets, Diderot s’attache à entretenir l’importance de ces écrits jusqu’à 1767. (Au point que, cette année là, son compte rendu est livré à part sous forme de supplément.) C’est à partir de 1769 qu’il change sensiblement de genre, disposant alors de La Correspondance littéraire pour des formes plus romanesques et ses premiers dialogues philosophiques.

Arts visuels et littérature sont portés ici à un rôle historique à travers Les essais sur la peinture. Les images sont inséparables des mots, les représentations visuelles des idées qui les ont générées comme de celles qu’elles évoquent. Si ce rapport est l’apanage des critiques, il appartient aussi au public à travers ses interprétations profanes ou savantes. Il est enfin au centre de certaines recherches plastiques, dans la suite de la modernité et des apports conceptuels qui ont largement modifié la donne de l’objet d’art.
Pour Diderot, l’activité poétique est la même chez l’écrivain ou le peintre. Il ne considère pas la réalisation pratique des toiles mais ce qui relève de l’invention de la scène représentée, idéal que se partagent tous les artistes dans leur processus de création fondamentalement iconique. Le texte critique est, quant à lui, conçu comme un objet autonome, distinct du tableau réel. La description d’une peinture tient lieu ainsi, pour les abonnés à La Correspondance littéraire résidant hors de France, de visite au Salon et s’y substitue. L’absence d’images devient source de jeu.



« Une telle approche de la peinture nous déroute aujourd’hui. La description de tableau donne bien souvent l’impression de ne renvoyer qu’à un référent : la toile réelle que le texte décrit. La critique diderotienne a accompli un effort important, ces dernières années, pour élucider les Salons dans cette perspective. Else-Marie Bukdahl notamment s’est attachée à identifier les tableaux auxquels Diderot se réfère et à les localiser dans les musées et collections actuels.»
Stéphane Lojkine, Les Salons de Diderot, de l’ekphrasis au journal : genèse de la critique d’art, site Utpictura 18, citant Else-Marie Bukdahl,  Diderot critique d'art,  traduit du danois par J.P. Faucher,  Copenhague,  Rosenkilde et Bagger, 1980

Dans les années 1920, Aby Warburg (1866-1929), historien allemand, envisage le projet – inachevé –, d'une histoire de l'art essentiellement transmise par des images, plus exactement des photographies d'oeuvres et de textes qu'il agence en les punaisant sur de grandes toiles noires. Ce Mnémosyne, qui fait acte de mémoire, met les œuvres en relation par les choix thématiques et les liens entretenus entre elles, aussi bien au niveau de la forme que du sens.

De nos jours, la conception muséographique du white cube pousse à contrario à l’isolement physique de l’œuvre. Le rapport critique s’en trouve confiné et réduit à une concentration réflexive des spectateurs eux-mêmes isolés dans leur appréciation. Cette forme de sacralisation de l’objet d’art, conséquence autiste de la société marchande, marque bien un renoncement aux principes de contextualité historique.

On pourrait dire que les Salons du XVIIIème siècle répondent à une topologie panoptique des oeuvres (si on ose modérément se rapprocher de la conception de Jeremy Bentham (1748 - 1832), contemporain de Diderot). Les sculptures sont montées sur des tables au centre de la pièce alors que les gravures occupent les embrasures des fenêtres. Les  tableaux sont, eux, accrochés aux murs du sol au plafond. Cette saturation embrassée à 360° se révèle autant comme un spectacle public qu’une suite d’enjeux de pouvoir entre les peintres. De 1761 à 1773, Chardin est responsable de la mise en place des expositions au Louvre. Dans ses commentaires, Diderot revient à plusieurs reprises sur l’influence de l’accrochage qui est laissé à la subjectivité d’un missionné (dit tapissier du Salon) et duquel il convient d’extraire les peintures qui retiennent l’attention comme on le ferait d’un catalogue.



« Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien. Voilà le merveilleux.»
Paradoxe sur le comédien, Denis Diderot, Livres & Ebooks, publication 1773, page 12

Beaucoup de peintres et oeuvres, figurant dans Les Essais sur la peinture, se sont perdus dans l’Histoire. Si Boucher, Chardin, Fragonard ou Greuze, ont franchi le temps et nous font remonter quelque vision gourmande sur le couvercle d’une boîte de chocolat, entre les pages d’un livre scolaire ou plus sensiblement à la cimaise d’un musée, il semble tout à fait improbable de pouvoir attribuer telle Halte de tartares ou autre Céphale se réconciliant avec Procris à son illustre auteur.

Diderot travaille-t-il à la postérité de son art du commentaire ou à celle de son objet artistique ? Décidant ici de congédier tel barbouilleur ou jetant à la décharge de petites infamies et autres morceaux médiocres quand là, c’est le pinacle : Vous revoilà donc, grand magicien, avec vos compositions muettes ! Ainsi va son jeu, un jeu raisonneur et affecté qui manie le fond et les apparences, le sens et la forme. Il scrute, détaille. Il élude. Il soigne son rendu. Il savoure la digression. Il dit « peinture » sans toucher à la matière.  Il avance « peintre » sans métier de la chose. Il cherche le goût et le savoir, la nature et son imitation.  Il témoigne au passage sur les protégés de la Pompadour. On parle de Sophocle et de Socrate. On parle à Grimm. On nous parle… et on voit ! 

Ainsi, et bien que certaines de ces œuvres parvenues jusqu’à nous témoignent de leur présence tangible, par ses seules descriptions, Diderot inspire un remarquable prolongement à la peinture de son temps. A ce titre, si la « vérité » picturale est souvent occultée par l’éminence de l’écriture, tout comme existe une distance entre les factures baroque ou néo-classique du XVIIIème siècle et nos moyens d’expression contemporains, il n’en reste pas moins que le principe actif des mots traverse les siècles et qu’il livre l’art à une sublimation littéraire, réduisant sa matière à l’essence de l’esprit.



« Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle, qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera aisément dans sa tête, et qu’on y posera les objets à-peu-près comme si nous les avions vus sur la toile… »  
Les Essais sur la peinture, Observations sur le salon de peinture, page 135

Le salon 2013 entend se saisir de la « re-présentation » libérée par Diderot pour la réfracter de son époque dans la nôtre. En transfuge, il se propose de nous situer au-delà de l’objet / tableau, voire en deçà de son origine, dépassant toute mystique, d’ouvrir à cette disponibilité critique pour en disposer. On dirait aujourd’hui : s’approprier ou détourner l’œuvre, ce qui, de Brecht à Sartre, - et déjà dans le Paradoxe sur le comédien -, nous délivre de toute identification au jeu, des conventions de l’expression et de la tradition.

La fabrique requiert un protocole. S’il nous faut tergiverser quand le philosophe essaime quelques grapillons de raisin et harceler l’image devant des culs rouges, pour le moins la tâche reste de donner forme et conscience à l’expérience. Au cliché naturaliste substituons un stéréotype numérique. (Le capharnaüm de l’Internet serait-il aussi savant que l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert !) A la mesure du dispositif surchargé des Salons, gardons l’impact fantasque des rectangles et des ovales, les formats extravagants, les dimensions données et feignons les autres. Projetons l’imbrication et la promiscuité sur des murs nus. Jouons de la réduction littéraire par l’objectivité de la surface, son absence d’épaisseur. A la graphie des manuscrits rendons grâce par le dessin, à l’encre par la craie.

Le salon 2013 relève d’un discours imaginable. Il présuppose la perte autant que le gain, ce qui de mots en images et d’images en mots régit notre condition. Il est en propre une tentative et une tentation, celle de l’art. 

Daniel Brandely


NOTES

Le texte source est celui de l’édition numérique disponible sur le site Gallica de la B.N.F. : Essais sur la peinture de Diderot, Fr. Buisson, Imprimeur - Libraire, rue Hautefeuille, n°20, Paris, l’An IV de la République. Le choix des textes (nécessitant d’être descriptifs), se présente entre la page 128 consacrée à Carle Vanloo et la page 339 qui clôt le chapitre sur Fragonard, avant celui consacré aux sculpteurs. Ainsi :

VANLOO / Auguste fait fermer le temple de Janus (scène romaine mythologique), page 129. Les arts supplians (allégorie), page 142. CHARDIN / Les attributs des Sciences, des Arts, de la Musique  (compositions de genre), pages 178 & 179, Une corbeille de raisins (nature morte), page 182. LEPRINCE /Pont de la ville de Nerva (paysage), page 202, Le Berceau pour les Enfants (scène de genre), page 215. CASANOVA / Une marche d’armée (scène de genre), page 221, Le Confessionnal (scène de genre), page 233. BAUDOIN / Le Cueilleur de cerises (scène de genre), page 235. DE LA PORTE / Un morceau de genre (nature morte), page 246. GREUZE / La jeune fille qui pleure son oiseau (portrait), page 256. VERNET / Marine au coucher du soleil, page 269, Sept petits tableaux de paysages appartenant à Madame Geoffrin, pages 269 à 271. VIEN / Un pigeon qui couve (scène), page 285. LEPICIE / Jésus Christ baptisé par Saint-Jean (scène biblique), page 300. AMAND / Joseph vendu par ses frères (scène biblique), page 309. FRAGONARD / L’Absence des Pères et Mères mise à profit (scène de genre), pages 337 à 339.