L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX
# 2
De la figure à l’objet
Kurt Schwitters (1887 - 1948)
Merzbau, reconstitution 1990, Sprengel Museum, Hanovre
La première guerre mondiale
ébranle l’Europe. Les modèles de société explosent. Les élites sont contestées.
Seul îlot de paix au milieu de la « grande boucherie », la Suisse
accueille de nombreux émigrés, artistes, pacifistes ou révolutionnaires.
Contrairement aux futuristes italiens comme Umberto Boccioni ou aux
expressionnistes allemands tel que Max Beckmann, ces réfugiés ne considèrent
pas l’expérience héroïque en tant que valeur commune à la jeunesse européenne.
Ainsi Hugo Ball, homme de théâtre et écrivain, dénonce-t-il l’aveuglement du
continent dans son journal de novembre 1915 : Ce qui vient de se
déclencher, c’est toute la machinerie et le diable en personne. Les idéaux ne
sont que de petites étiquettes qu’on accroche.
Le 5 février 1916, avec sa
compagne Emmy Hennings, il ouvre le Cabaret Voltaire à Zürich. Le
mouvement Dada voit ainsi le jour, regroupant entre autres Tristan Tzara, Hans
Arp et Sophie Taueber. Dérision, humour, rejet de la raison et de la logique,
jeu avec les convenances et les conventions, le groupe entraîne l’action
artistique avec un esprit d’enfance provocateur. Dada essaime : Cologne,
Hanovre, Berlin (le lieu le plus politisé en opposition à la République de
Weimar) et New York, où le dandysme subversif d’artistes exilés tels que
Francis Picabia, Man Ray et Marcel Duchamp secoue le bon goût américain.
Le plus remarquable exemple
de liberté politique et artistique de l’époque reste donné par Kurt Schwitters.
Suspecté d’affairisme et de comportement bourgeois, il est refusé par le club
dadaïste berlinois pour ne pas souscrire à l’anti-art officiel. Il fonde alors
le mouvement Merz, mot tiré non sans ironie de « Kommerzbank ».
Son art intègre les rebuts de la société industrielle et traverse la poésie
littéraire et visuelle aussi bien que l’architecture et le théâtre. Dès 1920, dans
sa maison de Hanovre, il entreprend ainsi la plus étrange aventure
artistique : la « Schwitters-Saüle », littéralement : colonne,
mais de fait, construction proliférante (connue sous le nom de « Merzbau »),
à partir d’objets récupérés, d’éléments structurels divers, de matériaux du
bâtiment, laissant place à des niches où s’insèrent objets et œuvres d’amis. Il
la monte au fil des jours, envahissant peu à peu tous les étages et recoins de l’habitation.
Exilé en Norvège, suite à l’arrivée des nazis, puis en Grande-Bretagne, Schwitters
réédite chaque fois son projet à chaque fois détruit et ce jusqu’à sa mort en
1948. Ce travail d’assemblage architecturé qu’on peut apparenter formellement au
Constructivisme hérité de la révolution Russe, postule en fait bien au-delà de
sa monumentalité exubérante. Il introduit un geste tout à fait original qui
dépasse sa matérialité et travaille à la désacralisation de l’œuvre d’art par une
indexation réciproque de l’œuvre à la vie et de la vie à l’œuvre (1).
Par une lettre à Alfred
Stieglitz en 1922, à son tour Marcel Duchamp déclare : Vous savez exactement
ce que je pense de la photographie. J’aimerais qu’elle serve à reléguer la
peinture jusqu’à ce qu’autre chose la rende elle-même insupportable. Photographie
et peinture ne sont pourtant pas exclues de son expression et son Nu
descendant l’escalier emprunte savamment à l’une comme à l’autre, servant
sa célébrité naissante dès 1912 alors que, cette même année, l’objet fait son intrusion
dans le tableau (2), précipitant sa
détermination à combattre l’hégémonie des médiums traditionnels. En homme féru
de langage, plus proche de Léonard de Vinci et de sa conception mentale de
l’art que des intoxiqués de la térébenthine, il entend rompre
définitivement avec l’esthétique, le savoir faire et la technicité qui prennent
le pas sur l’intention de l’artiste en occultant son message. C’est en démobilisant
le regard de sa fascination visuelle, qu’il compte changer l’attitude du
spectateur et l’impliquer dans la jubilation de l’esprit.
Duchamp résiste à endosser tous
les rejets dadaïstes. Il ne souscrit ni à l’engagement politique du mouvement ni
à la disparition pure et simple du concept d’art. Dès 1914, son Porte-bouteilles
joue cependant avec le versant frondeur de Dada en s’attaquant aux motifs
phares des natures mortes cubistes que sont les verres et les bouteilles. En inaugurant
le principe de ready-made (3),
il coupe radicalement avec la valeur expressive de la peinture qu’elle souscrive
jusque là à la représentation de la réalité ou à sa défiguration. La main de
l’artiste ne sert plus son identification. La fonction d’usage de l’objet initial
disparaît. Dans leurs réemplois, porte-bouteilles, urinoir ou roue de
bicyclette sont ainsi requalifiés d’un nouveau statut artistique. Définition et
perception de l’œuvre comptent désormais sur un ensemble de postures associant
artiste et institution et qu’on peut résumer en trois phases : appropriation,
nomination, caution.
Après la seconde guerre
mondiale, les assemblages de Schwitters ou les associations surréalistes de
Duchamp connaissent nombre de prolongements plus ou moins contestés et
contestables en rapport avec les objectifs de désacralisation artistique annoncés.
Avec ses Combines paintings, Robert Rauschenberg défie surtout les codes
de l’expressionnisme abstrait qui domine l’avant-garde américaine jusqu’à la
fin des années cinquante. Jasper Johns renouant, lui, avec le détournement
d’objets quotidiens, ouvre la voie à l’intrusion de la société de consommation que
le Pop Art et son pendant français du Nouveau Réalisme s’approprient entre
critique, résignation et adhésion. Si l’héritage conceptuel dur de Duchamp est
bientôt relayé par la provocation Fluxus, le passé encore traumatique, l’évolution
technologique, la normalisation politique, poussent surtout la société dans un
développement à la fois démocratique et matérialiste.
« La réappropriation
du réel » se résume finalement à l’entrée de la culture populaire dans le
lieu sanctuarisé des musées. Cet état de fait marque les limites d’une période
de l’art qui, voulant imposer sa subversion intellectuelle, s’installe dans un
conformisme prosaïque. Ainsi l’objet commun devenu œuvre fait que l’œuvre
devient l’objet commun. Non seulement dispense-t-il le regard de surseoir à ses
vieux critères d’appréciation mais renforce-t-il la dénégation d’un statut
différent où le sens prévaudrait sur la forme. On ne peut que se rapprocher des
propos de Abraham Molls, dans la pleine prospérité de notre monde, stigmatisant
le syncrétisme des objets
quotidiens à la mesure de
l’homme,
pleins de cette force de diversion ordinaire en regard de la profondeur de la
civilisation. Le Kitsch, déclare-t-il, est à ce titre
essentiellement démocratique : il est l'art acceptable, ce qui ne choque
pas notre esprit par une transcendance hors de la vie quotidienne par un effort
qui nous dépasse…(4)
Daniel Brandely
NOTES
(1)
Des artistes comme On Kawara et ses Date paintings, Roman Opalka avec
son programme Opalka 1965/1- ∞ ou encore Christian Boltanski et
l’enregistrement vidéo de ses faits et gestes quotidiens, développent à partir
des années soixante jusqu’à terme cette sidération pour le temps comme matériau
et définition de l’œuvre.
(2)
Nature morte à la chaise cannée, Pablo Picasso, 1912. Il introduit un
fragment de toile cirée qui imite un cannage au lieu de le peindre tandis
qu’une corde matérialise le cadre de forme ovale. Il déclare : « Nous
avons essayé de nous débarrasser du trompe-l’œil pour trouver le trompe -
l’esprit. »
(3)
« Objet usuel promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de
l’artiste. », définition du ready-made, André Breton,
Dictionnaire abrégé du Surréalisme, 1938.
(4) Psychologie du kitsch, Abraham Moles,
Paris, Denoël, 1977.