# 05 VERITE DES MOTS
REALITE DES IMAGES
REALITE DES IMAGES
Dès
le milieu des années 20, Magritte se distingue de l’art de son
époque pour entreprendre une œuvre analytique qui anticipe les
révolutions de la pensée moderne dont celle de Jacques Derrida et son concept de déconstruction qui verra le jour
30 ans plus tard. Il interroge les couples d'oppositions telles que
parole et écriture en linguistique, raison et folie dans la
psychanalyse, sens propre et sens figuré en littérature,
masculin et féminin dans la théorie des genres, oppositions
qui correspondent ontologiquement au duo sensible / intelligible. C’est par des tableaux–mots que Magritte
renouvelle la question du statut de l’objet dans l’art avec une approche conceptuelle hors de tout dogmatisme et
provocation. A l’instar de
Duchamp, mais avec les moyens et les ambiguïtés de la peinture, il
ne s’oppose pas à l’opinion la plus répandue mais remet en
question souvent de manière ludique, ses fondements. Il incite
à réfléchir sur les apparences, la perception et la compréhension
que nous en avons.
Giorgio de Chirico, 1888 - 1978 Chant d'amour, 1914, huile sur toile 79 x 59 cm Museum of Modern Art, New York |
Sorti de la période cubiste et futuriste de sa jeunesse, Magritte quitte Bruxelles en 1928 (où il a déjà fondé le surréalisme bruxellois avec un ami poète), pour s’installer au Perreux-sur-Marne et fréquenter ainsi le corps de la troupe surréaliste dont Breton, Eluard et Dali sont les plus illustres représentants. Mais suite à des problèmes financiers et à des désaccords avec Breton, il retourne sur Bruxelles en 1930. De retour en Belgique, Magritte fait sien ce rapport entre représentation et pensée. Il interpelle alors la logique du sens commun, celle qui qualifie un raisonnement ou une observation apparemment cohérents et la logique propre aux sciences humaines à quoi la philosophie s’emploie depuis l’antiquité. Il se porte vers les paradoxes dont le plus couramment cité est celui d’un menteur qui dirait « je suis un menteur ». Quoi croire ? A contrario, Magritte joue de la vérité.
Mots
et images ne font qu'un. Si la poésie est un art particulier fondé sur le
langage, comme le souligne Paul Valéry, Magritte l’applique autant
à l’écrit qu’aux images. Dès
1926,
il esquisse ainsi sa réflexion autour d’un objet personnel aussi
commun qu'une pipe. Un premier dessin exprime trois figures : une forme
abstraite, une représentation de pipe et le mot pipe (1). La
trahison des images illustre de manière emblématique en œuvre manifeste cette prévalence des mots sur l’image. Le
tableau représente très simplement une pipe dont l’énoncé
conteste l’identité manifeste de la figure et le nom qu’on est
prêt à lui donner. Aux détracteurs qui ne comprennent pas
pourquoi ceci n’est pas une pipe, Magritte répond, non sans une
certaine malice, qu’ils n’ont qu’à essayer de la fumer.
L'intention la plus évidente est de montrer que, même peinte de la
manière la plus réaliste qui soit, un tableau qui représente une
pipe n’est pas une pipe. Elle ne reste qu’une image de pipe.
René Magritte, 1898 - 1967 La trahison des images, 1929, huile sur toile 62 x 81 cm Art Institute, Chicago |
René Magritte, 1898 - 1967 Les deux mystères, 1966, huile sur toile 65 x 80 cm Galerie Isy Brachot, Bruxelles |
René Magritte, 1898 - 1967 La clé des songes, 1930, huile sur toile 81 x 60 cm Fondation Beyeler, Basel |
La clef des songes est la dernière toile d’une série débutée en 1927. Dans la
première, seulement quatre objets sont représentés sur fond noir
dans un cadre en trompe-l’œil et sont titrés ainsi : le ciel,
l’oiseau, la table et l’éponge. Néanmoins, contrairement à
cette oeuvre de 1930 où chaque objet est nommé par un autre nom que
celui par lequel on le désigne habituellement, le dessin de l’éponge
a pour titre l’éponge, comme s’il était un dernier point
d’attache à la réalité et ainsi nous rassurer.Dans
ce tableau, peint au moment où Magritte est dans sa période
d’occultation des images par les mots, la démolition des idées
courante est complète. La
poésie véhiculée par les images doit remplacer une lecture
littérale de celles-ci. Ce n'est pas ce que le tableau montre qui
importe, c'est ce qu'il suggère. Reconstruire un langage: la mise en
proximité d'objets inattendus, auxquels s'ajoutent des mots sans
rapport crée d'autres significations. On
est d’abord surpris par la banalité des objets représentés puis
par les titres attribués à ces objets qui n’entretiennent aucun
rapport avec eux. Est-ce que Magritte souhaite élever le niveau de
réalité, arracher ces objets à une indifférence que l’habitude
de leur usage leur aurait imposée ? Comment également relier le titre au tableau ? On
sait que Magritte réunissait ses amis poètes autour de ses créations afin de se mettre d’accord sur un titre
qui n’était définitif qu’après de longues délibérations.
Cette pratique héritée de Chirico conduit le titre à composer
énigmatiquement avec l’image sans l’expliquer ni l’alourdir. Pour autant, on sait que Magritte rejette la puissance
créatrice du rêve, prônée par Breton : «Ma peinture est le
contraire du rêve puisque le rêve n’a pas la signification qu’on
lui donne. Je ne peux travailler que dans la lucidité.» Cette
Clef des songes est donc plus une déstabilisation de la
réalité qu’une incursion profonde dans l’onirisme. Une telle
présentation d’objets, à la manière d’une page de manuel
scolaire, veut amener le spectateur à réfléchir sur ses habitudes
de langage en lui exposant la facticité des apparences. La clef en
question n’ouvre pas sur un monde imaginaire mais elle met en
lumière un visible caché que le peintre révèle.
Grand
lecteur de Stevenson, adorateur de Poe (qui ressent comme lui une
prédilection pour le mystère surgi de situations banales mais
inattendues), et de Lautréamont dont il illustre Les Chants de
Maldoror, Magritte est engagé dans la recherche systématique d’un
effet poétique obtenu par la mise en scène de la réalité. Ce qui
l’intéresse, c’est d’explorer nos habitudes, qu’elles soient
conscientes ou non, de rechercher et mettre à jour les mystères
que les objets et les situations les plus banals sous-tendent... avec la précision et l’enchantement
nécessaire à la vie des idées, déclare-t-il. On peut penser, en
suivant Rimbaud, que cette recherche s’apparente à l’impératif
selon lequel le poète doit être «voyant». Il n’est d’ailleurs
pas étonnant que les surréalistes reconnaissent Rimbaud comme l’une
de leurs principales influences (avec Apollinaire et Lautréamont).
René Magritte, 1898 - 1967 La Clairvoyance, 1936, huile sur toile 54.5 x 65.5 cm Galerie Isy Brachot, Bruxelles |
René Magritte, 1898 - 1967 Le miroir vivant, 1928, huile sur toile 54 x 73 cm Galerie Isy Brachot, Bruxelles |
René Magritte, 1898 - 1967 Le masque vide, 1929, huile sur toile 73 x 92.5 cm Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen |
Dans Le masque vide, l’appel
aux associations provoquées par l'imagination fonctionne ici dans un
registre de théâtralité. Le masque du titre engage dans cette voie
quand l’image sommaire d’un pan arrière de décor spatialise la
scène évoquée. La temporalité qui était suggérée dans l’œuvre
précédente se mue ici en production d’espace. Ce
travail acharné de correspondance entre mots et images peut être
mis en parallèle avec celui de Lewis Carroll (1832 – 1898). Qui
témoigne mieux par le langage que le pasteur Dodgson de leur
duplicité et de leurs interactions réciproques ? Humpty-Dumpty, dans
la Traversée du miroir l’affirme: « C'est
moi le maître, et les mots veulent donc dire ce que je leur dis de
signifier - d'ailleurs, je les paye pour cela ». Jean
Gattegno (1934 – 1994), directeur
du Livre et de la Lecture
au ministère de la Culture sous Jack Lang, et spécialiste de Lewis
Carroll, exprime de manière très originale la notion de la logique
pratiquée par l’écrivain par ailleurs mathématicien auteur d'une
Logique
sans peine. Il
rapporte une réforme en trois temps des mots : -Le
premier consiste en une « démolition en règle de nos idées
courantes sur les mots… pour nous faire perdre notre confiance en
eux ». -Le
deuxième temps établit « un vocabulaire aux définitions
très sûres ». -Le
troisième a pour objectif d'émettre « des suggestions pour
la reconstruction d'un langage à l'abri de toutes ces faiblesses ».
Lorsque Broodthaers entre dans le champ des arts plastiques, c'est par un jeu à la fois naïf et composé avec subtilité, sous le coup d’une interdiction puis d'une tentative de relation publique et de son échec. Il est alors libraire, journaliste, photographe, cinéaste d’occasion, et grand admirateur de Mallarmé et de Magritte. Le Pense-Bête qui ouvre ainsi sa carrière, en scelle également le rapport définitif à une expression artistique faite de références savantes, de manipulations critiques et poétiques touchant à la nature et à la fonction de l’art comme à la relation de l’artiste et de la société. En plâtrant «à moitié» le solde invendu d’une plaquette de poèmes, intitulée Pense-Bête, publiée plus tôt la même année, Broodthaers met en abyme le geste précurseur de Duchamp s’appropriant des objets manufacturés pour ses Ready-made dès 1913. Cette fois il agit sur le rapport même entretenu aux objets (les livres) et à son propre travail.
Lorsque Broodthaers entre dans le champ des arts plastiques, c'est par un jeu à la fois naïf et composé avec subtilité, sous le coup d’une interdiction puis d'une tentative de relation publique et de son échec. Il est alors libraire, journaliste, photographe, cinéaste d’occasion, et grand admirateur de Mallarmé et de Magritte. Le Pense-Bête qui ouvre ainsi sa carrière, en scelle également le rapport définitif à une expression artistique faite de références savantes, de manipulations critiques et poétiques touchant à la nature et à la fonction de l’art comme à la relation de l’artiste et de la société. En plâtrant «à moitié» le solde invendu d’une plaquette de poèmes, intitulée Pense-Bête, publiée plus tôt la même année, Broodthaers met en abyme le geste précurseur de Duchamp s’appropriant des objets manufacturés pour ses Ready-made dès 1913. Cette fois il agit sur le rapport même entretenu aux objets (les livres) et à son propre travail.
Marcel Broodtaers, 1924 - 1976 Pense-Bête, 1964, livres, papier, plastique, bois, plâtre 30 x 84 x 43 cm |
Pour
sa première exposition à la galerie Saint-Laurent de Bruxelles il
fait imprimer son invitation sur un papier glacé de pages de
magazines de mode contemporains recyclés pour l’occasion, qui débute par cette phrase: « Moi
aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose
et réussir dans la vie... Cette
déclaration place d’emblée la démarche de Broodthaers sous un
triple statut : celui de l’objet d’art, de l’artiste et du
commerce des œuvres. Loin d’être idéalisée par une volonté de
changement ou de subversion, cette attitude est emprunte à la fois
de la conscience de l’immoralité du marché et de l’insincérité
des acteurs. Cette caractéristique devenant avec le temps plus
analytique, faisant de lui un artiste conceptuel majeur. Cumulant poèmes, lettres ouvertes,
catalogues, écrits théoriques aussi bien que des réalisations
plastiques, de ready-made en installations, d’assemblages en
accumulations, de montages de diapositives en films, chacun de ses événements
questionne le rapport du sens et de l’image, le voir et le
montrer, le contexte d’exposition et les institutions elles-mêmes. En
ce sens, non dénuées de l’absurde et de l’humour de Magritte,l'œuvre de Marcel Broodthaers s’avère protéiforme, hétérogène et nous impose, à
la mesure d’un rébus, un exercice exigeant qui n’emprunte rien
aux notions d’esthétique, de goût ou de savoir-faire.
Marcel Broodtaers, 1924 - 1976 Musée d'art moderne département des aigles, 1972 Documenta 5, Neue Gallerie, Kassel |
Marcel Broodtaers, 1924 - 1976 Pipe, 1969, plaque en plastique embouti et peint, édition 7 ex. 85 x 120 cm Keitelman Gallerie |
Marcel Broodtaers, 1924 - 1976 Les très riches heures du Duc de Berry, 1974, huile sur toile 125 x 94 cm, cartes postales sur bois, 53.3 x 68.5 cm Michael Werner Gallery, N.Y. |
Notes
(1) L'artiste conceptuel Joseph
Kosuth réalisera 36 ans plus tard, une oeuvre déclinant trois modes de citation d'une chaise: par sa définition issue du dictionnaire, par sa photographie murale et l'objet posé au sol. One
and three chairs,
1965
(2) Magritte déclare: Philosopher, dans le sens où nous employons ce
terme, c’est d’abord lutter contre la fascination qu’exercent
sur nous certaines formes d’expression.
(3) Dans un entretien réalisé
dix ans plus tard, Broodthaers tire les leçons de cette tentative
renouvelée : Le livre est l’objet
qui me fascine, car il est pour moi l’objet d’une interdiction.
Ma toute première proposition artistique porte l’empreinte de ce
maléfice. Le solde d’une édition de poèmes, par moi écrits, m’a
servi de matériau pour une sculpture. J’ai plâtré à moitié un
paquet de cinquante exemplaires d’un recueil, le Pense-Bête. Le
papier d’emballage déchiré laisse voir, dans la partie supérieure
de la « sculpture », les tranches des livres (la partie inférieure
étant donc cachée par le plâtre). On ne peut, ici, lire le livre
sans détruire l’aspect plastique. Ce geste concret renvoyait
l’interdiction au spectateur, enfin je le croyais. Mais à ma
surprise, la réaction de celui-ci fut tout autre que celle que
j’imaginai. Quel qu’il fût, jusqu’à présent, il perçut
l’objet ou comme une expression artistique ou comme une curiosité.
« Tiens, des livres dans du plâtre ! » Aucun n’eut la curiosité
du texte, ignorant s’il s’agissait de l’enterrement d’une
prose, d’une poésie, de tristesse ou de plaisir. Aucun ne s’est
ému de l’interdit. Jusqu’à ce moment, je vivais pratiquement
isolé du point de vue de la communication, mon public étant fictif.
Soudain, il devint réel, à ce niveau où il est question d’espace
et de conquête…
(4) A
propos de son choix de l’aigle, Marcel Broodthaers déclare : L’aigle
est comme le tigre de papier, un monstre chétif. Il niche dans les
musées publics… L’aigle de papier a un caractère double. D’une
part il joue le rôle d’une parodie sociale des productions
artistiques, d’autre part celui d’une parodie artistique de faits
sociaux. Les musées publics, comme d’ailleurs toutes les
institutions culturelles, ne font rien d’autre. Je crois qu’un
musée fictif comme le mien permet d’avoir prise sur la réalité
comme sur ce qu’elle cache.
(5) L'ouvrage, dont la réalisation débuta en 1411, ne fut achevé que bien après la mort du commanditaire et des trois peintres, emportés en 1416 par la peste. Le manuscrit contient 206 feuillets sur vélin très fin, dont plus de la moitié sont des illustrations pleine page, 29 x 21 cm.
(5) L'ouvrage, dont la réalisation débuta en 1411, ne fut achevé que bien après la mort du commanditaire et des trois peintres, emportés en 1416 par la peste. Le manuscrit contient 206 feuillets sur vélin très fin, dont plus de la moitié sont des illustrations pleine page, 29 x 21 cm.