vendredi

# 05 VERITE DES MOTS
REALITE DES IMAGES



Dès le milieu des années 20, Magritte se distingue de l’art de son époque pour entreprendre une œuvre analytique qui anticipe les révolutions de la pensée moderne dont celle de Jacques Derrida et son concept de déconstruction qui verra le jour 30 ans plus tard. Il interroge les couples d'oppositions telles que parole et écriture en linguistique, raison et folie dans la psychanalyse, sens propre et sens figuré en littérature, masculin et féminin dans la théorie des genres, oppositions qui correspondent ontologiquement au duo sensible / intelligible. C’est par des tableaux–mots que Magritte renouvelle la question du statut de l’objet dans l’art avec une approche conceptuelle hors de tout dogmatisme et provocation. A l’instar de Duchamp, mais avec les moyens et les ambiguïtés de la peinture, il ne s’oppose pas à l’opinion la plus répandue mais remet en question souvent de manière ludique, ses fondements. Il incite à réfléchir sur les apparences, la perception et la compréhension que nous en avons. 



Giorgio de Chirico, 1888 - 1978
Chant d'amour, 1914, huile sur toile 79 x 59 cm

Museum of Modern Art,  New York
René Magritte est introduit au dadaïsme en 1924 après avoir suivi des cours à l’Académie Royale des Beaux Arts de Bruxelles et découvert le futurisme et le cubisme dans l’atelier où il travaille. Mais il déclare que sa plus grande émotion artistique de l’époque est la découverte d’une reproduction du Chant d’amour de Chirico: «Mes yeux ont vu la pensée pour la première fois.» Pour Chirico, grec de naissance, de père italien et de formation allemande, ce sont des éléments à la fois de culture philosophique nordique (Nietzsche, Schopenhauer) et de  culture picturale classique des Trecento et Quattrocento italiens qui inspirent sa peinture des années 1910. Elle sera consacrée comme «métaphysique», nourrie des découvertes freudiennes. Le tableau Chant d'amour est inspiré d’une poésie de Guillaume Apollinaire et précède de quelques années le départ officiel de la métaphysique. Chirico exploite déjà les rencontres impossibles entre des objets divers, comme le moulage de la tête de l’Apollon du Belvédère et un gant souple en caoutchouc. Le train qu’on aperçoit au fond de l’image est un hommage à son père, ingénieur ferroviaire.





Sorti de la période cubiste et futuriste de sa jeunesse, Magritte quitte Bruxelles en 1928 (où il a déjà fondé le surréalisme bruxellois avec un ami poète), pour s’installer au Perreux-sur-Marne et fréquenter ainsi le corps de la troupe surréaliste dont Breton, Eluard et Dali sont les plus illustres représentants. Mais suite à des problèmes financiers et à des désaccords avec Breton, il retourne sur Bruxelles en 1930. De retour en Belgique, Magritte fait sien ce rapport entre représentation et pensée. Il interpelle alors la logique du sens commun, celle qui qualifie un raisonnement ou une observation apparemment cohérents et la logique propre aux sciences humaines à quoi la philosophie s’emploie depuis l’antiquité. Il se porte vers les paradoxes dont le plus couramment cité est celui d’un menteur qui dirait « je suis un menteur ». Quoi croire ? A contrario, Magritte joue de la vérité.
Mots et images ne font qu'un. Si la poésie est un art particulier fondé sur le langage, comme le souligne Paul Valéry, Magritte l’applique autant à l’écrit qu’aux images. Dès 1926, il esquisse ainsi sa réflexion autour d’un objet personnel aussi commun qu'une pipe. Un premier dessin exprime trois figures : une forme abstraite, une représentation de pipe et le mot pipe (1). La trahison des images illustre de manière emblématique en œuvre manifeste cette prévalence des mots sur l’image. Le tableau représente très simplement une pipe dont l’énoncé conteste l’identité manifeste de la figure et le nom qu’on est prêt à lui donner. Aux détracteurs qui ne comprennent pas pourquoi ceci n’est pas une pipe, Magritte répond, non sans une certaine malice, qu’ils n’ont qu’à essayer de la fumer. L'intention la plus évidente est de montrer que, même peinte de la manière la plus réaliste qui soit, un tableau qui représente une pipe n’est pas une pipe. Elle ne reste qu’une image de pipe.
René Magritte, 1898 - 1967
La trahison des images, 1929, huile sur toile 62 x 81 cm

Art Institute, Chicago
Magritte va développer son discours sur le rapport entre l’objet, son identification et sa représentation dans une série qui s’achève en 1966 par une mise en abyme de La Trahison des images. Ce dernier tableau représente un chevalet sur lequel est posée La Trahison des images, tandis qu'au-dessus est représentée une seconde pipe extérieure au tableau dans le tableau. Cette seconde pipe est-elle supposée être le modèle de la pipe du tableau ? Elle lui ressemble par la forme, mais pas par la couleur. Elle semble être une représentation désincarnée de pipe, théorique, sans ombre portée, tandis que la pipe du tableau dans le tableau est représentée de manière plus minutieuse, plus figurative, avec une intention évidente d'en rendre la perception plus « réelle » que la pipe hors tableau laquelle fait moins « image ».

René Magritte, 1898 - 1967
Les deux mystères, 1966, huile sur toile 65 x 80 cm

Galerie Isy Brachot, Bruxelles
Bien des interprétations ont été données à ces tableaux, notamment par Michel Foucault dans Ceci n'est pas une pipe (1973) dont l'édition comporte, en appendice, deux lettres de Magritte. L'explication la plus évidente consiste tout bonnement en ce que l'image d'une pipe n'est effectivement pas une pipe, et que Magritte mobilise, par le paradoxe apparent contenu dans ces toiles, l'imagination et la réflexion du spectateur qui en tirera ses propres conclusions sur la question de la réalité des choses en général. Plus précisément à cette époque, peintres mais aussi écrivains (pour la science fiction A. E. van Vogt ou Isaac Asimov), introduisent dans l'art des théories de sociologie et de sémantique vulgarisées dans les années 1950/60.


René Magritte, 1898 - 1967
La clé des songes, 1930, huile sur toile 81 x 60 cm

Fondation Beyeler, Basel

La clef des songes est la dernière toile d’une série débutée en 1927. Dans la première, seulement quatre objets sont représentés sur fond noir dans un cadre en trompe-l’œil et sont titrés ainsi : le ciel, l’oiseau, la table et l’éponge. Néanmoins, contrairement à cette oeuvre de 1930 où chaque objet est nommé par un autre nom que celui par lequel on le désigne habituellement, le dessin de l’éponge a pour titre l’éponge, comme s’il était un dernier point d’attache à la réalité et ainsi nous rassurer.Dans ce tableau, peint au moment où Magritte est dans sa période d’occultation des images par les mots, la démolition des idées courante est complète. La poésie véhiculée par les images doit remplacer une lecture littérale de celles-ci. Ce n'est pas ce que le tableau montre qui importe, c'est ce qu'il suggère. Reconstruire un langage: la mise en proximité d'objets inattendus, auxquels s'ajoutent des mots sans rapport crée d'autres significations. On est d’abord surpris par la banalité des objets représentés puis par les titres attribués à ces objets qui n’entretiennent aucun rapport avec eux. Est-ce que Magritte souhaite élever le niveau de réalité, arracher ces objets à une indifférence que l’habitude de leur usage leur aurait imposée ? Comment également relier le titre au tableau ? On sait que Magritte réunissait ses amis poètes autour de ses créations afin de se mettre d’accord sur un titre qui n’était définitif qu’après de longues délibérations. Cette pratique héritée de Chirico conduit le titre à composer énigmatiquement avec l’image sans l’expliquer ni l’alourdir. Pour autant, on sait que Magritte rejette la puissance créatrice du rêve, prônée par Breton : «Ma peinture est le contraire du rêve puisque le rêve n’a pas la signification qu’on lui donne. Je ne peux travailler que dans la lucidité.» Cette Clef des songes est donc plus une déstabilisation de la réalité qu’une incursion profonde dans l’onirisme. Une telle présentation d’objets, à la manière d’une page de manuel scolaire, veut amener le spectateur à réfléchir sur ses habitudes de langage en lui exposant la facticité des apparences. La clef en question n’ouvre pas sur un monde imaginaire mais elle met en lumière un visible caché que le peintre révèle.


Grand lecteur de Stevenson, adorateur de Poe (qui ressent comme lui une prédilection pour le mystère surgi de situations banales mais inattendues), et de Lautréamont dont il illustre Les Chants de Maldoror, Magritte est engagé dans la recherche systématique d’un effet poétique obtenu par la mise en scène de la réalité. Ce qui l’intéresse, c’est d’explorer nos habitudes, qu’elles soient conscientes ou non, de rechercher et mettre à jour les mystères que les objets et les situations les plus banals sous-tendent... avec la précision et l’enchantement nécessaire à la vie des idées, déclare-t-il. On peut penser, en suivant Rimbaud, que cette recherche s’apparente à l’impératif selon lequel le poète doit être «voyant». Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les surréalistes reconnaissent Rimbaud comme l’une de leurs principales influences (avec Apollinaire et Lautréamont).

René Magritte, 1898 - 1967
La Clairvoyance, 1936, huile sur toile 54.5  x 65.5 cm

Galerie Isy Brachot, Bruxelles
Parmi les tableaux les plus représentatifs de cette idée, La Clairvoyance nous montre un peintre peignant un œuf posé sur une table. Sur la toile, c’est un oiseau aux ailes déployées qui est représenté. Le sujet, sa représentation et l’acteur de cette représentation sont ici tous trois mis en situation de causalité complexe alors que le mode pictural apparaît volontairement neutre, académique, voire scolaire afin de mettre en évidence un puissant travail de déconstruction des rapports que les choses entretiennent dans la réalité. Pour Magritte, la réalité visible doit être approchée de façon objectale et non sous un angle symbolique. Ne pas seulement peindre pour le seul plaisir de représenter mais pour inviter le spectateur à réfléchir, que ce soit sur nos habitudes, notre langage ou notre réalité. C'est donc un moyen de connaissance. Dès lors, le peintre ne nous aide pas seulement à mieux contempler la réalité, il nous aide aussi à mieux la comprendre, à l’analyser plus finement. Magritte est amateur de philosophie (2), comme en témoignent ses correspondances avec Michel Foucault et ses lectures de Husserl, Heidegger ou Hegel auquel, indirectement, il rend un hommage amusant et amusé au travers de deux de ses toiles (Eloge de la dialectique, 1936 et Les Vacances de Hegel, 1958), dans laquelle la dialectique se trouve illustrée avec un parapluie et un verre, soit une opposition allégorique entre ce qui repousse l’eau et ce qui la contient.
René Magritte, 1898 - 1967
Le miroir vivant, 1928, huile sur toile 54 x 73 cm

Galerie Isy Brachot, Bruxelles
Ce miroir vivant est, cette fois, vide d’images, soulevant d’emblée un paradoxe : ce qu’on attend d’un miroir qui plus est animé d’une force vitale ! Des formes indéfinies sur fond noir proches des phylactères de la bande dessinée contiennent uniquement des mots qui sont les seuls à rendre compte d’une réalité absente au regard. Ces mots définissent néanmoins des objets et des situations envisageables. Magritte ne cherche pas à désorienter le spectateur mais à le guider vers sa propre représentation mentale. Quelque part, la structure qui lie ces mots est une mise en réseau de leurs connections. A chaque lecture, son interprétation. A chaque interprétation son image convoquée mentalement. On est confronté ici à un tableau paradoxal qu'on peut juger véritablement conceptuel ou dans la veine absurde et ludique de Dada.

René Magritte, 1898 - 1967
Le masque vide, 1929, huile sur toile 73 x 92.5 cm

Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen

Dans Le masque vide, l’appel aux associations provoquées par l'imagination fonctionne ici dans un registre de théâtralité. Le masque du titre engage dans cette voie quand l’image sommaire d’un pan arrière de décor spatialise la scène évoquée. La temporalité qui était suggérée dans l’œuvre précédente se mue ici en production d’espace. Ce travail acharné de correspondance entre mots et images peut être mis en parallèle avec celui de Lewis Carroll (1832 – 1898). Qui témoigne mieux par le langage que le pasteur Dodgson de leur duplicité et de leurs interactions réciproques ? Humpty-Dumpty, dans la Traversée du miroir  l’affirme: « C'est moi le maître, et les mots veulent donc dire ce que je leur dis de signifier - d'ailleurs, je les paye pour cela ».  Jean Gattegno (1934 – 1994), directeur du Livre et de la Lecture au ministère de la Culture sous Jack Lang, et spécialiste de Lewis Carroll, exprime de manière très originale la notion de la logique pratiquée par l’écrivain par ailleurs mathématicien auteur d'une Logique sans peine. Il rapporte une réforme en trois temps des mots : -Le premier consiste en une « démolition en règle de nos idées courantes sur les mots… pour nous faire perdre notre confiance en eux ». -Le deuxième temps établit « un vocabulaire aux définitions très sûres ». -Le troisième a pour objectif d'émettre « des suggestions pour la reconstruction d'un langage à l'abri de toutes ces faiblesses ». 

Lorsque Broodthaers entre dans le champ des arts plastiques, c'est par un jeu à la fois naïf et composé avec subtilité, sous le coup d’une interdiction puis d'une tentative de relation publique et de son échec. Il est alors libraire, journaliste, photographe, cinéaste d’occasion, et grand admirateur de Mallarmé et de Magritte. Le Pense-Bête qui ouvre ainsi sa carrière, en scelle également le rapport définitif à une expression artistique faite de références savantes, de manipulations critiques et poétiques touchant à la nature et à la fonction de l’art comme à la relation de l’artiste et de la société. En plâtrant «à moitié» le solde invendu d’une plaquette de poèmes, intitulée Pense-Bête, publiée plus tôt la même année, Broodthaers met en abyme le geste précurseur de Duchamp s’appropriant des objets manufacturés pour ses Ready-made dès 1913. Cette fois il agit sur le rapport même entretenu aux objets (les livres) et à son propre travail.

Marcel Broodtaers, 1924 - 1976
Pense-Bête, 1964, livres, papier, plastique, bois, plâtre

30 x 84 x 43 cm
Avant d’atterrir dans une galerie, posé sur un socle comme une vraie sculpture, Pense-Bête avait fait l’objet d’une première intervention. Peu après sa parution, Broodthaers en avait individualisé la majorité des exemplaires, au moyen de morceaux de papier gommé de couleur. Leurs formes géométriques simples (rectangles, cercles, parallélépipèdes et cercles joints formant comme un trou de serrure),  ponctuaient, et le plus souvent masquaient partiellement le texte imprimé des poèmes. La sculpture qu’exposait la Galerie Saint-Laurent radicalisait donc une entreprise d’interdiction de la lecture esquissée déjà par les suppléments graphiques de la plaquette (3). Matérialisée dans un objet, c’est au premier chef l’interdiction de lire que le poète mué en artiste ambitionnait de faire éprouver au spectateur. Or l’aspect plastique inédit que revêt cet interdit, s’il lui procure pour la première fois un public, produit un malentendu imprévu : pour leurs nouveaux spectateurs, le livre et ses mots ont acquis une pure présence spatiale. Dans cette expérience, le rapport au langage se révèle moins formellement interdit qu’ignoré ou oublié, car masqué par l’espace.  
Pour sa première exposition à la galerie Saint-Laurent de Bruxelles il fait imprimer son invitation sur un papier glacé de pages de magazines de mode contemporains recyclés pour l’occasion, qui débute par cette phrase: « Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie... Cette déclaration place d’emblée la démarche de Broodthaers sous un triple statut : celui de l’objet d’art, de l’artiste et du commerce des œuvres. Loin d’être idéalisée par une volonté de changement ou de subversion, cette attitude est emprunte à la fois de la conscience de l’immoralité du marché et de l’insincérité des acteurs. Cette caractéristique devenant avec le temps plus analytique, faisant de lui un artiste conceptuel majeur. Cumulant poèmes, lettres ouvertes, catalogues, écrits théoriques aussi bien que des réalisations plastiques, de ready-made en installations, d’assemblages en accumulations, de montages de diapositives en films, chacun de ses événements questionne le rapport du sens et de l’image, le voir et le montrer, le contexte d’exposition et les institutions elles-mêmes. En ce sens, non dénuées de l’absurde et de l’humour de Magritte,l'œuvre de Marcel Broodthaers s’avère protéiforme, hétérogène et nous impose, à la mesure d’un rébus, un exercice exigeant qui n’emprunte rien aux notions d’esthétique, de goût ou de savoir-faire.

Marcel Broodtaers, 1924 - 1976
Musée d'art moderne département des aigles, 1972

Documenta 5, Neue Gallerie, Kassel
Sous l’influence des événements politiques de 1968, Broodthaers décide d’entamer un processus critique de l’institution muséale dans sa forme comme dans sa fonction. Sa pensée littéraire et son rapport constant à l’écriture l’engagent à interroger le musée à travers les discours tenus, les rapports de celui ou celle qui parle (artiste, critique, conservateur) avec celui ou celle à qui on s’adresse (le public). Entre juin et septembre 1968, il lance son projet par une série de lettres, de tracts, d’annonces adressées à des personnalités du monde de l’art. Sur un ton qui tranche avec le style administratif officiel des institutions, les questions du sens de l’image et à la fois celui de son écriture même y sont sans cesse débattues. La parole retrouve sa mobilité. Broodthaers s’amuse ainsi à produire des leurres, reformulant ses énoncés, réajustant les intitulés et les destinations. Il tient ses propos puis en expose la réserve, travaille sur l’écart entre l’énoncé et l’énonciation. Par ces envois, se tissent bientôt un lien social et une logique de l’échange, réfléchissant (et faisant réfléchir) à la notion de musée par le biais d’éléments qui ne sont pas déclarés «objets d’art». C’est le 7 septembre, sous l’entête du «Cabinet des ministres de la Culture» qu’il annonce formellement l’ouverture du Musée d’art moderne département des aigles (4). L’inauguration de ce musée débute par ce qu’il appelle La Section du XIXème siècle. L’événement a lieu dans sa propre maison, confondant le lieu privé et le lieu public. Un discours officiel est prononcé en allemand par le conservateur du musée de Mönchengladbach. Tous les éléments du musée fictif présentés concernent, comme les lettres, la notion d’envoi, de parcours et de destination : des caisses vides, un camion, des cartes postales, des inscriptions portant le nom du musée, les horaires et sigles divers. Entre 1968 et 1972 (où il se conclut à la Documenta de Kassel), le projet évolutif et expérimental se poursuit à travers l’Europe jusqu’en 1972. Intervenant sur les filiations de l’histoire et des savoirs, ce musée fictif, procède par sections successives. Chacune est ouverte puis close. D’une fiction à l’autre, clôture et inauguration par des personnalités institutionnelles font partie du dispositif et du décor réaffirmant chaque fois un peu plus l’artifice et l’officialité pour analyser les conditions de la vérité. Pour la foire de Cologne en 1971, il fait imprimer ce carton destiné à la Section financière de son Musée d’art moderne département des aigles. Le texte sert également à l’impression d’une couverture destinée à remplacer celle du catalogue de la foire, forme de ready-made, tiré à dix-neuf exemplaires pour ce même nombre de personnes à qui elle est dédiée et dédicacée personnellement. 

Marcel Broodtaers, 1924 - 1976
Pipe, 1969, plaque en plastique embouti et peint, édition 7 ex. 85 x 120 cm

Keitelman Gallerie
Sous le titre générique de «poèmes industriels», Broodthaers fait réaliser une série de plaques qu’il présente pour la première fois lors d’une exposition intitulée Multipl(i)é inimitable illimité, tirages qui présentent toutes les caractéristiques d’un produit manufacturé. Les couleurs, l’écriture, la peinture, la forme signalétique des sujets miment (ou singent) la pratique artistique alors que la matérialité du support et les moyens recourent au secteur commercial. Il reprend ainsi à son compte «la réalité sociologique» déjà introduite par les artistes du Pop Art et les Nouveaux Réalistes. C’est à travers le langage des objets qu’il fait la critique de l’art en mêlant les manières artistiques prises dans le processus d’expansion de la publicité notamment. Si Broodthaers fait ici référence au célèbre tableau de Magritte La trahison des images, avec son inscription manuscrite en dessous, il rappelle également la conclusion de Walter Benjamin qu’à l’âge de l’industrialisation, l’image photographique est le support d’appréciation qui se substitue à celui de l’œuvre d’art originale. En somme les moyens de production sont dépendants des moyens de reproduction. Les deux panneaux se complètent et à la fois induisent une répétition sans fin dans la quelle nous pouvons introduire notre propre variation de la place de la lettre détourée par le fourreau de la pipe.


Marcel Broodtaers, 1924 - 1976
Les très riches heures du Duc de Berry, 1974

huile sur toile 125 x 94 cm, cartes postales sur bois, 53.3 x 68.5 cm Michael Werner Gallery, N.Y.
«Le livre des heures», tel qu'il a existé dans la plus pure tradition médiévale, est une collection de textes pour chaque heure liturgique de la journée qui inclue des écrits supplémentaires : calendriers, prières, méditations, psaumes, messes. Ces livres, extrêmement populaires au XVème siècle, sont d’abord l’objet de somptueuses enluminures avant que des versions imprimées par moules à bois, viennent faire leur apparition. A l’origine Les Très Riches Heures du duc de Berry fut commandé par le duc de Berry (1360 – 1416), pour ses dévotions particulières, aux frères de Limbourg (5). Il est conservé au musée Condé, à Chantilly. Les miniatures sont remarquables dans leur disposition, ce qui laisse penser, d'après le style, que l'un des auteurs avait visité l'Italie, tout en donnant une place importante aux peintures descriptives des paysages du Nord. Broodthaers renoue dans ce travail avec sa fascination pour le livre, objet de mémoire et espace d’expérience visuelle. Il occupe une place centrale tant dans la forme que dans l’économie générale de son œuvre. Comme les films, les livres sont moins exposés au fétichisme et détournements divers qui s’attachent à l’objet. Il n’ignore pas le caractère exceptionnellement précieux de l’ouvrage de référence et sa très grande qualité artistique, de même que la personnalité du Duc de Berry, connu pour avoir été le meilleur connaisseur des arts visuels de la période médiévale, protecteur des arts et des lettres, mécène et grand collectionneur. La mise en abyme de la pratique artistique et de la réalité de l’œuvre est ici manifeste. Les lettres de l’alphabet sont peintes alors que les enluminures (qui concernent le calendrier du Livre des heures), sont représentées par des cartes postales découpées. La forme en diptyque ménage cette distance et cette confrontation simultanées entre peinture et écriture à travers le rôle de la copie et de la reproduction. L’usage de la typographie fréquent chez Broodthaers renvoie à la relation particulière qu’il entretient avec Mallarmé et notamment dans son rapport à un théâtre mental. La surface de la page devient l’occasion de scénographier un espace intérieur.


Notes 

(1) L'artiste conceptuel Joseph Kosuth réalisera 36 ans plus tard, une oeuvre déclinant trois modes de citation d'une chaise: par sa définition issue du dictionnaire, par sa photographie murale et l'objet posé au sol. One and three chairs, 1965
(2) Magritte déclare: Philosopher, dans le sens où nous employons ce terme, c’est d’abord lutter contre la fascination qu’exercent sur nous certaines formes d’expression.
(3) Dans un entretien réalisé dix ans plus tard, Broodthaers tire les leçons de cette tentative renouvelée : Le livre est l’objet qui me fascine, car il est pour moi l’objet d’une interdiction. Ma toute première proposition artistique porte l’empreinte de ce maléfice. Le solde d’une édition de poèmes, par moi écrits, m’a servi de matériau pour une sculpture. J’ai plâtré à moitié un paquet de cinquante exemplaires d’un recueil, le Pense-Bête. Le papier d’emballage déchiré laisse voir, dans la partie supérieure de la « sculpture », les tranches des livres (la partie inférieure étant donc cachée par le plâtre). On ne peut, ici, lire le livre sans détruire l’aspect plastique. Ce geste concret renvoyait l’interdiction au spectateur, enfin je le croyais. Mais à ma surprise, la réaction de celui-ci fut tout autre que celle que j’imaginai. Quel qu’il fût, jusqu’à présent, il perçut l’objet ou comme une expression artistique ou comme une curiosité. « Tiens, des livres dans du plâtre ! » Aucun n’eut la curiosité du texte, ignorant s’il s’agissait de l’enterrement d’une prose, d’une poésie, de tristesse ou de plaisir. Aucun ne s’est ému de l’interdit. Jusqu’à ce moment, je vivais pratiquement isolé du point de vue de la communication, mon public étant fictif. Soudain, il devint réel, à ce niveau où il est question d’espace et de conquête…
(4) A propos de son choix de l’aigle, Marcel Broodthaers déclare : L’aigle est comme le tigre de papier, un monstre chétif. Il niche dans les musées publics… L’aigle de papier a un caractère double. D’une part il joue le rôle d’une parodie sociale des productions artistiques, d’autre part celui d’une parodie artistique de faits sociaux. Les musées publics, comme d’ailleurs toutes les institutions culturelles, ne font rien d’autre. Je crois qu’un musée fictif comme le mien permet d’avoir prise sur la réalité comme sur ce qu’elle cache.
(5) L'ouvrage, dont la réalisation débuta en 1411, ne fut achevé que bien après la mort du commanditaire et des trois peintres, emportés en 1416 par la peste. Le manuscrit contient 206 feuillets sur vélin très fin, dont plus de la moitié sont des illustrations pleine page, 29 x 21 cm.