mardi


# 04 DADA

B. LA BASCULE DU PETIT CHEVAL

Si les spectacles présentés les premiers mois à Zürich sont inédits, ils sont aussi empreints du pathos et de la véhémence expressionnistes. Mais le reste du monde semble devenu fou. Refuser les règles, abattre toutes les contraintes, exprimer un nihilisme salvateur semblent alors la seule réponse à la guerre que se mènent les sociétés décadentes. Très vite, le mouvement Dada prend une envergure internationale, de Zurich à Cologne et Hanovre, de Berlin à New York, se distinguant des autres courants artistiques et littéraires qui le précédent de peu : le Cubisme à Paris, initié par Cézanne en 1907, le Futurisme en Italie, théorisé par Marinetti en 1910, l’Expressionnisme allemand (Die Brücke)  fondé en 1905 par Ludwig Kirchner ou le Blaue Reiter en 1912 par Franz Marc et Wassily Kandinsky, faisant suite au fauvisme dont les débuts datent du Salon d’automne de 1905. Alors que Duchamp, Picabia et Man Ray mettent le bon goût du public à l’épreuve à New York, Dada se politise en Europe. Le groupe le plus important se constitue à Berlin pour s’opposer à la République de Weimar. Les artistes produisent des pamphlets, des manifestes et des représentations engagées, utilisant les techniques du montage et du collage photographique à des fins de propagande.

Raoul Hausmann, 1886 - 1971
Le critique d'art, 1919-20, collage 31.4 x 25.1 cm
Tate Modern, Londres
La famille de Raoul Hausmann quitte Vienne pour Berlin lorsqu’il a 14 ans. Son père artiste l’initie à la peinture. Il subit dans un premier temps l’influence de l’Expressionnisme et du Futurisme. Mais sa rencontre avec les dadaïstes zurichois est déterminante et il devient un membre majeur du mouvement berlinois. Dès 1919, sa carte de visite le qualifie sans modestie: Président du soleil, de la lune et de la petite terre (surface intérieure), Dadasophe, Dadaraoul, directeur du cirque Dada.  Le photomontage est une technique caractéristique du Dadaïsme berlinois. Elle se différencie du collage cubiste par l’intégration de textes typographiés et de représentations photographiques. Hausmann affirme l'avoir découverte en 1918 dans la vitrine d’un photographe où des visages de personnes étaient remplacés par d’autres. C’est l’année où il publie son manifeste « Cinéma synthétique de la peinture » dans lequel il attaque l’Expressionnisme et propose l’utilisation de nouveaux matériaux pour surmonter, selon lui « l’art d’état d’esprit ». Son collage  Le critique d’art, reprend ce thème au moment où le directeur de la Galerie Nationale de Berlin établit la reconnaissance des peintres en leur réservant une salle. Hausmann réalise le personnage à l’aide de plusieurs images, lui donnant le visage de son compagnon dadaïste George Grosz tout en dénonçant toute notion de portrait par deux tampons barrés. La recomposition négligente des yeux et de la bouche à l’aide de papiers collés restreint la vue du critique comme sa capacité de jugement. Un billet de banque taillé en pointe évoque la possibilité de l’acheter. L’objet de la critique est représenté par le tableau de la silhouette découpée dans la page d’un quotidien d’économie. La syllabe Merz, en gras est très lisible, renvoyant à Kurt Schwitters.

Raoul Hausmann, 1886 - 1971
L'esprit de notre temps, 1919-20,
assemblage, 32.5 x 21 x 20 cm
Centre Pompidou, Paris

L’esprit de notre temps occupe, lui, une position singulière dans l’œuvre à facettes de Hausmann. A la fois ready-made duchampien élaboré, collage tridimensionnel, objet métaphysique... En 1966, il déclare tardivement : J’avais créé ma sculpture, "la Tête mécanique" que j’appelais aussi "L’esprit de notre temps" en 1919 pour montrer que la conscience humaine ne consiste qu’en accessoires insignifiants que l’on peut lui coller à l’extérieur. Au fond, ce n’est qu’une tête de coiffeur avec des boucles de cheveux bien arrangés. Pour diverses raisons il semble que la pièce ait été réalisée dans la seconde moitié de 1920 car elle ne figure pas à l’exposition de Berlin et se rapproche de la peinture métaphysique italienne. Nul sentiment universel expressif n’est donné à voir ici. Le monde est perçu à travers des instruments de mesure. Il reçoit des informations imprimées et des images en gardant les yeux fermés. Après la foire Internationale Dada de 1920, Hausmann prend ses distances avec les dadaïstes et rapproche ses intérêts de la peinture métaphysique italienne (Giorgio de Chirico et Carlo Carà). A partir de 1925, il se consacre passagèrement à la photographie documentaire et aux expériences phototechniques en chambre noire. Il se réfugie en France pendant la guerre et s’installe en 1944 à Limoges jusqu’à sa mort, laissant une œuvre protéiforme : peinture, photographie, collage, photomontage. 

George Grosz (né Gross), entre en 1912 à l'école des Beaux-arts de Berlin. En 1915, il fait la connaissance de Helmut Herzfeld. Tous deux décident d’américaniser leurs patronymes pour se défaire de la connotation allemande et lutter contre le nationalisme belliqueux de leur pays. En 1918, les premières activités dadaïstes berlinoises le laissent sceptique. S’il rejoint néanmoins le club Dada, il adhère également au parti communiste. Son engagement politique radical lui vaut le surnom de Maréchal Propagandada. Le 5 juin 1920, avec Raoul Hausmann et John Heartfield, ils organisent la première foire internationale Dada à Berlin 
George Grosz, 1893 - 1959
Hommage à Oscar Panizza, 1917-18, huile sur toile 140 x 110 cm 

Staatsgalerie, Suttgart
Son antimilitarisme et son engagement pour un art prolétaire lui causent des démêlés avec la justice : revues saisies ou interdites de parution, condamnation pour insultes envers l'armée impériale, censure de recueils de gravures. Il quitte l'Allemagne en 1932 pour les Etats-Unis dont il devient citoyen en 1938. Il enseigne de façon intermittente jusqu'en 1955. Son style s'édulcore et verse dans un romantisme sentimental. L’œuvre de Grosz est caractérisée par l'exagération caricaturale. Elle montre avec vérisme, l'état du monde de l'après-guerre. Plusieurs peintures, de facture expressionniste, expriment sa fascination romantique de l’underground et des personnages marginaux. Dans son œuvre emblématique Hommage à Oskar Panizza, il emprunte aux futuristes la représentation dynamique et fiévreuse des grandes villes. Oskar Panizza (1853 – 1921), est un médecin et écrivain maudit. Il est deux fois condamné pour blasphème et crime de lèse-majesté puis interné en 1905. Le tableau réalisé selon le principe du collage est dominé par le rouge sang. Une procession hallucinante et déshumanisée sépare la toile en diagonale alors que l'autre partie est occupée par des bâtiments aux fenêtres énigmatiquement animées par des scènes et des reflets. Au premier plan, trois figures symbolisent la syphilis, l'alcoolisme et la peste. La mort triomphe au centre de la composition. La folie de la race humaine rappelle Bosch et Bruegel.

John Heartfield est un acteur radical du très politique groupe dadaïste de Berlin. Comme Hausmann, il s’illustre rapidement dans le genre du photomontage qu’il inscrit dans la grande tradition satiriste. Il réalise la couverture du troisième et dernier numéro de la revue Der Dada. Dès impression, il jette l’original, refusant de reconnaître sa valeur traditionnelle. A l’instar de nombreux dadaïstes, Heartfield prône que les formes nouvelles de l’art doivent répondre aux nouvelles méthodes de production : sources photographiques et tirages ronéotypés (1).   

John Heartfield, 1891 - 1968
Photomontage politique, entre 1930 & 1938,

publié dans AIZ, Die Arbeiter Illustrierte Zeitung
Témoin des crises successives qui secouent la République de Weimar jusqu’à l’arrivée du nazisme, il dénonce, par le biais de l’organe communiste AIZ, les compromissions politiques et les coups de force qui amènent Hitler au pouvoir. Par son slogan : Utilisez la photographie comme une arme !, sa production artistique est au service du combat politique mais reste aussi de la veine satirique d’un Daumier. Ses positions lui valent d’être menacé, puis contraint à s’exiler pour Prague en 1933, comme de nombreux artistes et intellectuels. Il continue toutefois de livrer régulièrement ses photomontages pour l’AIZ, qui se voit rebaptisée en 1936. L’annexion de la Tchécoslovaquie en 1938 signe l’arrêt de mort de la revue et contraint Heartfield à un second exil vers Londres. La rencontre de Heartfield et de Grosz va transformer radicalement leur action artistique. Leur association pour réaliser des photomontages sera plus tard sujet de polémique avec Raoul Hausmann quant à la paternité de l’invention. Ils se montrent malgré tout plus résolus que lui en n’attribuant pas seulement à l’œuvre un nouveau statut consistant à remplacer la peinture par le collage d’images mais en redéfinissant le processus de travail.  





John Heartfield, George Grosz
Pays ensoleillée, 1919, reproduction

Akademie der Kunst, Berlin
Ils ne signent pas à la main les montages réalisés en commun mais ajoutent un texte imprimé en bas à gauche. La formulation se réfère à une volonté de démarquer l’activité artistique d’une notion identitaire et personnalisée en l’assimilant à une production technique et mécanique. L’original de Pays ensoleillé a disparu mais la reproduction qu’on en a montre un assemblage de cartes postales sentimentales, de photos de famille, d’articles de journaux et de titres découpés. Les éléments du collage ne forment qu’une structure relativement lâche sur le fond. Les deux artistes se sont concentrés sur certaines associations provocantes pour lesquelles Dada signe son œuvre.
















En 1903, Baader devient architecte à l'Union des artistes pour la sculpture tombale monumentale de Dresde. Installé à Berlin, en 1915, il rencontre Raoul Hausmann et contribue à la revue Der Dada en menant des actions spectaculaires comme celle de fonder une "église-refuge" pour protéger les déserteurs. À la fin de 1918, s'autoproclamant Oberdada (Chef dada ou Super dada), il provoque le scandale par un spectacle présenté dans la cathédrale de Berlin et intitulé « Christus ist euch Wurst » (Tu te fiches du Christ). 

Johannes Baader, 1871 - 1951
Le Grand Plasto-Dio-Dada-Drama, 1920, assemblage

Première Foire Internationale Dada
Arrêté pour blasphème, Johannes Baader écrit au ministre de la Culture pour revendiquer son droit à la liberté d'expression. En réaction au traité de Versailles signé le 28 juin 1919, Baader publie le Livre de la paix mondiale - Guide de l'Oberdada) ». Lors de l'instauration de la République de Weimar, il jette des tracts « Dadaïstes contre Weimar » dans l'enceinte de l'Assemblée nationale. En 1920, il participe à la première exposition Dada à Berlin avec son installation monumentale « Grandeur et déclin de l'Allemagne (Histoire fantastique de la vie d'Oberdada) » : assemblage de photos, journaux, de bois et de cartons d'une hauteur de près de 3 mètres, dont il ne reste que quelques photographies car l’assemblage est détruit à la fin de l’exposition. Sa tour est divisée en cinq étages annoncés par des chiffres : La préparation de l’Oberdada, L’examen autophysique, L’initiation, La guerre mondiale et La révolution mondiale. Le texte d’accompagnement de Baader se réfère à un modèle loufoque d’explication du monde dont les formulations hésitent entre l’ironie et le pathos, mariant des fragments autobiographiques, des instantanés politiques et des références culturelles et historiques. Après sa période Dada, il pose sa candidature aux cours de Walter Gropius au Bauhaus mais elle n'est pas retenue. Il quitte alors Berlin pour Hambourg où il travaille comme journaliste.




Kurt Schwitters est d'abord l'auteur d'œuvres figuratives, avant de subir l'influence des mouvements d’avant-garde. En 1918, il se détourne définitivement de la peinture traditionnelle et élabore un vocabulaire propre fondé sur l'emploi par assemblage de déchets et de détritus. Grand ami de Raoul Hausmann et de Hans Arp, il est refusé par le Club Dada de Berlin c'est-à-dire par Richard Huelsenbeck qui suspecte certains artistes d’affairisme amoral en utilisant l’étiquette Dada par intérêt commercial. Schwitters écoule ainsi son recueil An Anna Blume, composé de chansonnettes, proverbes et citations à plus de dix mille exemplaires grâce à une campagne publicitaire très adroite. Huelsenbeck déclarera plus tard suite à une visite à Hanovre chez Schwitters : La ressemblance entre le monde bourgeois et le monde révolutionnaire chez Schwitters n’a jamais cessé de m’irriter. Schwitters réagit en fondant un mouvement parallèle qu'il nomme Merz, dans lequel le mot Merz est ironiquement tiré de la partie centrale du mot « Kommerzbank » découpé dans une annonce imprimée. Le mouvement Merz cherche en effet à s'approprier les rebuts de la société industrielle et urbaine, faisant entrer la réalité quotidienne dans l'art, sans idée de message politique ou d'esthétique d'opposition, mais avec la volonté, à partir de 1920, de fonder un « art total Merz », embrassant l’architecture, le théâtre et la poésie. (Il est fasciné par l’œuvre de Baader à la grande foire Dada).

Kurt Schwitters, 1887 - 1948
Merzbau, 1920 - 23, construction

Reconstitution 1990, Sprengel Museum, Hanovre

A partir de 1923, dans sa maison de Hanovre, Schwitters entreprend de construire une vaste structure faite de volumes blancs en plâtre aux plans imbriqués les uns dans les autres traversés par des tiges et des poutrelles. S'y encastrent, dans des cavités, ses œuvres et celles de ses amis. La construction envahit peu à peu toutes les pièces puis tous les étages de sa maison. Schwitters lui donne le nom de Merzbau (construction Merz). L’installation atteint la taille de huit pièces. Avec l'arrivée des nazis au pouvoir en 1933, il s’exile en Norvège et entame la construction d'un nouveau Merzbau dans les environs d'Oslo, resté inachevé suite à l'invasion du pays et dont les restes brûlent en 1951. Il fuit à nouveau, cette fois vers la Grande-Bretagne où il est interné jusqu'en 1941 en tant qu'Allemand. En 1945, malgré une santé fragile, il reprend la construction d'une nouvelle œuvre connue sous le nom de Merzbarn, soutenu par le Museum of Modern Art de New York. A son décès, un seul mur est terminé. On peut le voir aujourd'hui à l'université de Newcastle upon Tyne. Aucun autre Merzbau n'aurait survécu, mis à part quelques éléments de celui établi en Norvège et qui a été filmé en 1999. Le musée de Hanovre a reconstitué l'un de ces ouvrages qui comporte au moins quatre des pièces qui se trouvaient dans la maison d’Hanovre détruite lors des bombardements en 1943 (2).



Issu de la grande bourgeoisie, Theodor Baargeld choisit le camp de la contestation politique en s’appuyant sur l’activisme berlinois. Son nom est un pseudonyme qui signifie « argent liquide » en allemand. En 1918, il s'inscrit au parti socialiste indépendant allemand (USPD), situé à l'extrême gauche du parti socialiste. Pendant l'occupation britannique de la Rhénanie, Baargeld soutient la publication d'un périodique marxiste Der Ventilator
Theodor Baargeld, 1892 - 1927
Sans titre (Les cafards), 1920, encre & crayon sur papier, 29.2 x 23.2 cm,

  MOMA, New York
Dissimulé sous la forme d'un supplément à la presse quotidienne pour échapper à la censure, il est distribué aux portes des usines. Saisi après six numéros il lance un nouveau bulletin périodique qui devient un organe d'expression pour l’antenne du mouvement Dada qu’il fonde à Cologne en 1919 avec Max Ernst. Surnommé Zentrodada, Baargeld organise en 1920 à Cologne la première exposition Dada où il présente des œuvres de Francis Picabia. Ernst et Baargeld sont aussi présents lors de la Foire Internationale de Berlin. Mais ce centre dadaïste, sans grande diffusion, où vient sporadiquement Hans Arp après la dissolution du groupe zurichois, s’épuise et ses deux chefs de file rejoignent Paris en 1922. Après ses premières contributions au mouvement sous forme de textes politiques et poétiques, Baargeld s'essaie, en autodidacte, au collage, au photomontage et au dessin. Les Cafards fait partie de ses premiers dessins automatiques réalisés à l’époque selon la pratique des surréalistes.







S’il a étudié l’histoire de l’art, la philosophie et la psychologie à Bonn, sur le plan artistique, Max Ernst est un autodidacte qui s’essaie à plusieurs modes d’expression. La petite machine… illustre la période de Cologne, marquée par sa participation à des revues et sa fréquentation d'une imprimerie d’art. C’est là qu’il puise les modèles de ses collages et de ses frottages. Il utilise des clichés portant des lettres isolées qu’il imprime sur la feuille de papier ou reproduit par frottage. Aquarelle et encre complètent le graphisme technique obtenu. 

Max Ernst, 1891 - 1976
La petite machine construite par minimax dadamax en personne, 1919 

encre, crayon, aquarelle, gouache sur papier, 49.4 x 31.5 cm
Solomon Guggenheim Foundation New York
Le détail frappant est un robinet phallique dont la goutte rouge est cernée par le mot « bonjour ». Ernst explique ainsi la fonction surprenante de son oeuvre: La petite machine construite par minimax dadamax en personne pour une pollinisation intrépide des ventouses féminines au début de la ménopause et autres fonctions intrépides semblables. Après son épisode dadaïste, en 1925, il travaille le frottage en laissant courir une mine de crayon à papier sur une feuille posée sur une surface quelconque (parquet ou autre texture). Technique qui s'apparente à l'écriture automatique des surréalistes qu'il côtoyait comme Paul Éluard et André Breton. En 1933, il compose en Italie en trois semaines 182 collages à partir gravures issues de romans, d’encyclopédies ou de catalogues en n & b de la fin du XIXe siècle assemblés dans un ordre énigmatique. De retour à Paris, il les publie dans un ouvrage en cinq volumes appelé Une semaine de bonté ou les sept éléments capitaux. A partir de 1934, fréquentant Alberto Giacometti, il commence à sculpter. Dès le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, arrêté, interné puis évadé, Max Ernst réussit à gagner les Etats Unis en compagnie de Peggy Guggenheim avec qui il se marrie en 1942. Aux côtés de Duchamp et Chagall, il aide au développement de l'expressionnisme abstrait parmi les peintres américains comme Jackson Pollock jusqu’en 1953, date de son retour en France. 

A New York, l’esprit Dada qui souffle sur la ville est surtout le fait d’artistes européens exilés. Marcel Duchamp et Francis Picabia font connaissance en 1919 et s’associent à Man Ray, le galeriste Alfred Stieglitz et le poète et mécène Walter Arensberg. Pour ce groupe des revues éditées à peu de frais sont un moyen essentiel de communication avec les autres centres. New York n’est pas épargné par les scandales attachés à Dada mais l’actionnisme politico anarchiste n’est pas une composante du groupe. La guerre est passée trop loin. Si les œuvres produites sont considérées comme de l’anti-art, il n’en reste pas moins que chacun de ces artistes est entré dans le patrimoine des musées.

Francis Picabia, 1879 - 1953
Parade amoureuse, 1917,
huile sur carton, 96.5 x 73.7cm

Collection privée
Issu d’une riche famille cubaine émigrée à Paris, l'indépendance financière de Francis Picabia lui permettra toute sa vie de rester un amateur en peinture au sens littéral au côté de sa passion pour les voitures de course. En 1913, il est le seul artiste français à pouvoir se permettre le voyage à New York pour l’inauguration de l’Armory Show (17 février au 15 mars). C’est en 1915 qu’il commence à réaliser ses premiers tableaux mécaniques symboliques. De par ses dimensions, son exécution complexe et ses couleurs, Parade amoureuse est l’œuvre centrale de ses motifs mécaniques. La réalisation renonce à tout geste pictural et privilégie une facture purement objective. Son titre, à l’instar de celui de nombreux autres travaux dadaïstes est intégré dans la représentation. S’il fait allusion aux sentiments humains, la représentation prend ses distances. Le rapport érotique subliminal articulé à des représentations mécaniques fait partie de nombre de travaux dadaïstes. Sur un fond qui mêle l’illusion de la picturalité à celle d’une perspective graphique, la machine est composée de deux parties, l’une grise, l’autre en couleur que relie une tringle articulée, allusion ironique et symbolique de la répartition des rôles féminin et masculin dans la société moderne. 




Man ray, 1890 - 1976
Le portemanteau, 1920,
photographie, 25 x 16.5 cm

Kunsthaus, Zurich
Né à Philadelphie, Emmanuel Rudnitsky change son nom pour Man Ray (ray : rayon de lumière), alors qu'il a 24 ans, ce qui semble lui prédire une carrière de photographe. Pourtant, à cette époque, il se consacre encore exclusivement à la peinture. Il est invité régulièrement à la galerie d’Alfred Stieglist. En 1913, en visite à l’Armory Show, il y croise Marcel Duchamp avec qui il se liera d'amitié. Cette rencontre détermine son évolution. Il peint désormais au pistolet et avec des pochoirs, afin d’obtenir une expression plus technique, plus anonyme et impersonnelle, préfigurant son intérêt pour la reproduction photographique qu’il entreprend dès 1921 après son arrivée à Paris en mettant au point ses rayogrammes. Le Portemanteau fait l’effet d’un collage alors qu’il s’agit d’une photographie à partir d’une mise en scène. On assiste à une étroite fusion entre un corps féminin et une construction sommaire pour générer un être hybride. Ce motif est un poncif dans les années 20 où on croit au progrès technique. Des figures de mannequins similaires se retrouvent chez Chirico ou les dadaïstes de Berlin et Cologne (Raoul Hausmann, L’esprit de notre temps, 1920)). Ce n’est pas un hasard si la femme artificielle de Fritz Lang dans son Metropolis de 1927, ressemble à ce personnage. 




 
Man ray, 1890 - 1976, Marcel Duchamp, 1887 - 1968
Elevage de poussière, détail, 1964, tirage moderne à partir de la photo originale, 1920

24 x 30.5 cm
Duchamp, le Grand perturbateur ne recherche pas le rejet dadaïste et la disparition du concept d’art tel qu’il existe jusqu’ici mais veut en sonder les limites en cherchant à redéfinir la perception que nous avons de l’œuvre et à quel contexte nous l’associons. Élevage de poussière, d'abord intitulé « Vue prise en aéroplane par Man Ray » est une photographie du verso de La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915 /1923). Une inscription au dos du tirage original mentionne que la photographie a été prise dans l’atelier New-yorkais de Duchamp plusieurs mois après son retour à Paris en janvier 1920. Duchamp laisse se couvrir son Grand Verre de poussière pendant un an avant de reprendre sa réalisation, le débarrassant seulement en partie de cette poussière et en enduisant d’autres, intégrant l’action du temps dans l’œuvre. Man Ray fournit l’explication suivante: Tandis que la mariée est couchée sur son visage, ornée de sa parure nuptiale de poussière et de débris, je l’ai exposée à mes seize appareils bougies. Au bout d’une heure de patience, le Domaine de Duchamp Elevage de poussière était fixé pour toujours.La question n’est pas résolue de savoir si cette photographie est à classer parmi la catégorie des ready-made. Mais Duchamp n’a-t-il pas déclaré ? : Il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de problème.


Fondé en 1916, Dada est finalement enterré à Paris en 1922. Réfugiés à l’étranger, Aragon, Breton, Soupault et Tzara ne rejoignent la capitale qu’après l’armistice du 11 novembre 1918. Picabia et Duchamp arrivent de New York en 1919. Man ray les retrouve deux ans plus tard. Après Cologne, Arp s’installe à Paris en 1920 et Ernst en 1922. Six jours après son arrivée, Tzara, nimbé de son autorité zurichoise et qui aime jouer au porte-parole révolutionnaire, annonce la naissance du Dadaïsme parisien mais ce Dada là ne connaîtra que des épisodes littéraires. Breton constatant amèrement : Ce sont surtout nos différences qui nous unissent, mettant fin à l’expérience Dada, découvrant pour son compte le principe de l’écriture automatique. Le manifeste du surréalisme paraît en 1924 influencé par le Freudisme et la croyance en la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées, la puissance du rêve et le jeu désintéressé de l’esprit. Mais le mouvement renoue aussi avec la société des valeurs honnie par Dada.

Né du mouvement lettriste fondé en 1957, le Situationnisme et l’œuvre de Guy Debord, (La Société du Spectacle, 1967), se rattacheront à une idée de dépassement de toutes les formes artistiques. L'unité des moyens devant bouleverser la vie quotidienne pour aboutir à une réappropriation du réel. Dada donnera encore lieu à un semblant de filiation allant du Néo-dadaïsme de Jasper Johns et Rauschenberg (avant-coureurs du Pop art) au Nouveau Réalisme français. Fluxus et sa version japonaise de Gutai s'imposeront encore de manière limitée pour produire des formes multiples d'anti-art. Mais on peut dire aussi de Dada, à être sans cesse réanimé et trahi, qu'il n'a d'égal que sa résistance à un réel normatif substituant à la simplicité chaotique de l'existence la complication ordonnée d'un monde (3).


Notes

(1) L’œuvre unique n’existe plus et perd son identité, Walter Benjamin, 1892 – 1940 / L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, 1936.
(2) En 1993, une version réduite est réalisée à la demande de Harald Szeemann à l'occasion de la Biennale de Lyon.
(3) L'anti-nature, Clément Rosset, éd. Quadrige, PUF, réédition 2015

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