# 04 DADA
A. LE PETIT CHEVAL A BASCULE
Retour
sur la grande guerre : L’Europe est secouée par la perte de
confiance dans les élites politiques et les modèles de société à
dominante monarchique. Pour les futuristes italiens (Umberto
Boccioni) ou les expressionnistes allemands (Max Beckmann, August
Macke) la guerre est une expérience héroïque vécue en commun par
la jeunesse européenne.
Le poète
Marinetti (1876-1944)
est à l'origine, dès 1904, d'un mouvement littéraire et artistique qui donnera le futurisme historique connu par son manifeste publié en 1909 (1). Il va
se présenter peu à peu comme un art de vivre et une véritable
révolution anthropologique touchant la totalité des arts, de la peinture à la sculpture, de la littérature à la photographie, du cinéma au théâtre, de la musique à la danse, l'architecture, la typographie, les moyens de communication, la politique
et même la cuisine. Les
futuristes rejettent la tradition esthétique et exalte le monde
moderne, en particulier la civilisation urbaine. Ils prônent la
passion de la machine et l’amour de la vitesse ainsi qu'un recours à la violence pour débarrasser l’Italie du culte
archéologique du passé. Filippo Tommaso Marinetti est le seul à pousser ses idées
jusqu’à se réclamer du social - darwinisme en exaltant « la
guerre - seule hygiène du monde ».
Umberto Boccioni, 1882 - 1916 Visions simultanées, 1912, huile sur toile, 60 x 60 cm Von Der Heydt Museum, Wuppertal |
Umberto
BOCCIONI, peintre et sculpteur italien est l’une des
figures principales du mouvement. Théoricien
du « dynamisme plastique futuriste », il écarte les nouveaux média technologiques, tels le cinéma et la
photographie, considérant que la main de l’artiste est
l’instrument le plus apte à transmettre l’élan vital qui
nourrit le monde moderne. En
1914, il explique :
Tandis que les impressionnistes font un tableau pour donner un moment
particulier et subordonnent la vie du tableau à sa ressemblance avec
ce moment, nous synthétisons tous les moments (temps, lieu, forme,
couleur, ton) et construisons ainsi le tableau. Si le mouvement futuriste est, dès le départ politiquement orienté, son idéologie est complexe. Entre soutien au prolétariat et ambition colonialiste, l'idéal marxisant tourne au populisme puis à la compromission avec le régime Mussolinien. Collaboration qui, bien qu'univoque, sonne le glas du mouvement.
Seul îlot de paix au milieu de la « grande boucherie », la Suisse accueille de nombreux émigrés, réfugiés politiques, artistes, pacifistes ou révolutionnaires qui s’opposent évidement à la guerre. Hugo Ball (1886 – 1927), homme de théâtre et écrivain ne partage pas l’enthousiasme aveugle des « va-t-en-guerre ». Il déclare dans son journal à l’époque : Ce qui vient de se déclencher, c’est toute la machinerie et le diable en personne. Les idéaux ne sont que de petites étiquettes qu’on accroche. Le 5 février 1916, avec sa compagne, il ouvre le Cabaret Voltaire, une salle juste assez grande pour accueillir une petite scène, accrocher quelques tableaux et recevoir une cinquantaine de spectateurs. (C’est précisément à Zürich où il séjourne jusqu’en avril 1917 que Lénine met au point la stratégie de la révolution bolchevique.)
Seul îlot de paix au milieu de la « grande boucherie », la Suisse accueille de nombreux émigrés, réfugiés politiques, artistes, pacifistes ou révolutionnaires qui s’opposent évidement à la guerre. Hugo Ball (1886 – 1927), homme de théâtre et écrivain ne partage pas l’enthousiasme aveugle des « va-t-en-guerre ». Il déclare dans son journal à l’époque : Ce qui vient de se déclencher, c’est toute la machinerie et le diable en personne. Les idéaux ne sont que de petites étiquettes qu’on accroche. Le 5 février 1916, avec sa compagne, il ouvre le Cabaret Voltaire, une salle juste assez grande pour accueillir une petite scène, accrocher quelques tableaux et recevoir une cinquantaine de spectateurs. (C’est précisément à Zürich où il séjourne jusqu’en avril 1917 que Lénine met au point la stratégie de la révolution bolchevique.)
Hugo Ball, 1886 - 1927 Cabaret Voltaire, 1916 |
Ecrivain, poète et essayiste, Tristan Tzara est considéré comme l'un des fondateurs du mouvement Dada pour lequel il écrit un manifeste. De son vrai nom Samuel Rosenstock, d’origine roumaine comme Marcel Janco, il fait partie des 800 000 personnes juives recensées à qui le code civil en vigueur, à l'époque, interdit la citoyenneté. En 1915, il adopte le prénom Tristan pou son pseudonyme, en référence au héros de l'opéra de Wagner, Tristan et Isolde. Tzara vient pour rappeler sa Roumanie natale, traduction de "terre" ou "pays". Sous la pression de son ami Marcel janco, il rejoint Zürich et s’inscrit à l'université en classe de philosophie. C'est dans cette ville refuge qu'il croise Ball et sa femme à qui il se présente comme un révolutionnaire professionnel, disciple de Mikhaïl Bakounine (1814 – 1876), théoricien et anarchiste. Convaincu qu'en Suisse, il trouverait quelques jeunes gens comme lui avec la volonté de "jouir de leur indépendance", Ball confie à Tzara son projet d'ouvrir un lieu où se rassembleraient toutes les dissidences. En 1915 ,il se lie aussi d’amitié avec Francis Picabia venu se soigner en Suisse. André Breton, Philippe Soupault et Louis Aragon connaissent les poèmes de Tzara qu'ils lisent à Paris dans les revues et avec qui ils entretiennent une correspondance.
Dans
un texte de 1916 « Note pour les bourgeois », Tzara
exprime en quoi la transmutation des objets et des couleurs des
peintres cubistes depuis 1907, avec Picasso, Braque, Picabia,
Delaunay, suscitent chez lui l'envie d'appliquer les mêmes principes
de simultanéité en poésie. Les expérimentations littéraires foisonnent. Dès 1897, Stéphane Mallarmé (1842 – 1898) proposait la première
réforme typographique avec son célèbre poème Un
coup de dé jamais n’abolira le hasard
publié dans la revue Cosmopolis
(puis dans La
Nouvelle revue française
en 1914) que Marinetti popularise en 1912 dans ses Paroles
en liberté. De son côté,
Guillaume Apollinaire (1880 – 1918) publie ses Calligrammes en
1918. Pénétré de cette effervescence écrite et sonore, Tzara arrive à Paris en 1920 mais ne participe pas aux débuts du surréalisme, restant, dans les premières années acquis à l'énergie dadaïste. Par la suite, rejoignant le groupe, il tente alors de
réconcilier surréalisme et communisme dont il adhère au parti en 1936,
avant de rejoindre la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Tristan Tzara, 1896 - 1963 Manifeste Dada lu à Zurich, salle Meise, 23 mars 1918 et paru dans dada 3, Zurich, décemb |
Marcel Janco, 1895 - 1984 Masque Dada, 1919, papier collé, carton, pastel, ficelle, gouache 37 x 25 x 5 cm Centre Pompidou, Paris |
Sophie Taeuber Arp, 1889 - 1943 Costumes inspirés des kachinas Hopi, 1922 |
En tant que danseuse allemande, après plusieurs enseignements avec des chorégraphes, Mary Wigman ouvre en 1919 à Dresde une école pour enseigner sa propre technique de danse libre. S'inspirant des cultures non occidentales, elle danse sur un rythme de percussions voire se passe de musique, concevant et réalisant elle-même des masques pour ses chorégraphies.
Mary Wigman, 1886 - 1973 Traumgestalt, 1926, Photographie Charlotte Rudolph Gallerie Henze & Ketterer & Triebold |
En
1913, les Ballets Russes se trouvent sans chorégraphe. Serge
Diaghilev
(1872–1929) fait alors appel à un jeune danseur remarqué au
Bolchoï : Léonide Massine (1896–1979). En 1917,
le
nouveau pouvoir issu de la révolution bolchévique de février lui propose le poste de ministre des arts mais Diaghilev refuse et
s’exile à Paris.
Pablo Picasso, 1881 - 1973, Costumes pour Parade, 1917
Chorégraphie Léonnide Massine pour les Ballets RussesLivret Jean Cocteau, musique Eric Satie |
Oscar Schlemmer, 1888 - 1943 Das triadisches Ballet, Bauhaus, 1926 |
Après des études auprès de Willi Baumeister (1889 – 1955, peintre et typographe influencé par la peinture surréaliste abstraite de Juan Miro), à l'Académie des Beaux-Arts de Stuttgart, Oscar Schlemmer intègre le Bauhaus de 1920 à 1928 en tant que professeur de peinture puis de décorateur et scénographe. Ses œuvres peintes ou sculptées témoignent de son souci d'allier la rigueur géométrique à la vivacité des formes et la mobilité de l'espace. Il en résulte une peinture qui rappelle à la fois le futurisme ou le constructivisme par son aspect analytique et le surréalisme par son aspect onirique. Au Bauhaus, Schlemmer travaille en collaboration avec Lothar Schreyer responsable du département spectacle. Il mène ses recherches avec les étudiants mais aussi des danseurs professionnels. Masques et accessoires permettent de repousser toute expressivité individuelle au profit d’un travail du geste, de la forme et de la construction scénique. Le Ballet triadique (Triadisches Ballet) est une œuvre chorégraphique, sur une musique de Paul Hindemith, créée au Festival de musique de chambre de Donaueschingen le 30 septembre 1922. Cette oeuvre fondamentale du Bauhaus pour la danse moderne, se fonde sur une approche pluridisciplinaire du mouvement, dont s'inspireront notamment Bob Wilson et Philippe Decouflé (5).
Hans Arp, 1886 - 1966 Collage selon les lois du hasard, 1917 papiers colorés sur carton, 48.6 x 34.6 cm Museum of Modern Art, New York |
Hans Arp étudie les arts décoratifs à Strasbourg, Paris et Weimar, avant de se consacrer à la poésie. Il fait la connaissance de Paul Klee en 1909. Il participe ainsi à des expositions, dont celle du Blaue Reiter, en 1912. Associé en 1916, à Zurich et à Cologne, à la fondation du mouvement Dada, il illustre plusieurs ouvrages de la collection « dadas », comme Le Passager du Transatlantique de Benjamin Péret, Vingt Cinq Poèmes de Tristan Tzara et un ouvrage de Richard Huelsenbeck. Il commence à sculpter en 1917. Proche des surréalistes, de 1926 à 1930, il deviendra membre fondateur du groupe Abstraction - Création et collabore à Strasbourg avec sa femme et Theo van Doesburg à la transformation de la brasserie dancing de l’Aubette. Ses premières œuvres de plâtre et de marbre datent de 1930. Collaboration et principe du hasard sont les éléments essentiels de sa démarche afin de donner un caractère impersonnel à ses oeuvres et saper le mythe de l’artiste créateur. Comme le jeu du cadavre exquis, variante de l’écriture automatique, cette expression par le dessin automatique est largement exploitée chez les surréalistes à partir des années 1920 par André Masson, Joan Miro, Salvador Dali, Max Ernst puis plus tard Picasso, dans les années 1960. Dans le cas des collages, une construction aléatoire est souvent le point de départ. Les douze morceaux de papiers sont ici des quadrilatères pour lesquels il évite consciencieusement l’angle droit. S’il les fait tomber sur son support, il en ordonne aussi l’agencement à partir de ce qu’il a obtenu. Les surfaces ne se chevauchent pas mais se touchent éventuellement par le coin. Les bords des deux quadrilatères qui dépassent du format sont coupés. L’ensemble donne ainsi une impression de flottement et d’équilibre mêlant hasard et composition.
Hans Arp, 1886 - 1966 Forêt, 1916, bois peint, 32.7 x 19.7 x 7.6 cm National gallery of Art, Washington |
Notes
(1) 11ème point du Manifeste du futurisme : Nous chanterons les foules agitées par le travail, par le plaisir ou par l’émeute… les marées multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes… La ferveur nocturne vibrante des arsenaux et des chantiers incendiés par de violentes lunes électriques, les gares goulues dévorant des serpents qui fument, les usines suspendues aux nuages par des fils tordus de fumée, les ponts pareils à des gymnastes qui enjambent les fleuves étincelant au soleil comme des couteaux scintillants, les paquebots aventureux qui flairent l’horizon, les locomotives à la poitrine large qui piaffent sur les rails comme d’énormes chevaux d’acier bridés de tubes et le vol glissant des avions dont l’hélice claque au vent comme un drapeau et semble applaudir comme une foule enthousiaste.
(2) Tzara et Arp en revendiqueront plus tard la paternité. Mais la version la plus crédible est celle donnée par Richard Huelsenbeck dans son livre de souvenir. Avec Ball, ils trouvent le mot par hasard dans un dictionnaire allemand /français alors qu'ils cherchent un nom pour une chanteuse du cabaret.
(3) Hugo Ball décrit ainsi son apparition sur la scène du cabaret Volatire: J’étais habillé d’un costume que j’avais conçu tout spécialement pour cela. Mes jambes étaient prises dans une sorte de tube en carton bleu, brillant ; cette espèce de cylindre m’enserrait étroitement jusqu’aux hanches, de telle sorte que j’avais l’air d’un obélisque. Par dessus, je portais un énorme col manteau découpé dans du carton, recouvert de papier rouge carmin à l’intérieur et de papier doré à l’extérieur. Il était fixé au cou de telle façon qu’en relevant ou en abaissant les coudes, je pouvais le faire bouger comme des ailes. En plus, j’étais coiffé d’un chapeau de chaman, genre haut de forme, mais très long et avec des rayures blanches et bleues. Sur les trois côtés de la scène, et tournés vers le public, j’avais installé des pupitres de musique sur lesquels j’avais disposé mon manuscrit, tracé au crayon rouge, et j’officiais tantôt devant l’un, tantôt devant l’autre…
Hugo Ball, La Fuite hors du Temps, Edition Du Rocher, 1993
(4) Ce qui nous fascinait tous avec ces masques, c'est qu'ils ne représentaient pas des caractères humains, mais des caractères plus grands que nature et au-delà des passions. L'horreur de cette époque, l'arrière-fond paralysant, y deviennent visibles.
Journal de Hugo Ball
(5) Schlemmer parvient à réaliser – comme Chaplin l’avait fait, d’une autre manière –, la synthèse de l’homme et de la marionnette, de la figure naturelle et de la figure artistique, dans laquelle il pouvait faire entrer toute son échelle de possibilités d’expression : de la grâce légère à la force monumentale, de la drôlerie grotesque à l’incarnation hiératique.
Karin Maur, Oscar Schlemmer, cat. exposition Staatsgalerie, Stuttgart, 1977
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