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# 01
OBJET REPRESENTE & OBJET DE REPRESENTATION


A. DE LA TABLE A L’URINOIR

L’intérêt des artistes pour l’objet est à la mesure de son importance à travers nos usages familiers. Sa représentation croise aussi bien l’évolution technologique que les particularismes culturels mais elle est également assujettie au questionnement même de cette représentation, non seulement en termes de technique mais d’intention et de message lancé.

Dès l’antiquité grecque et romaine, l’objet se trouve figuré assez fréquemment dans les mosaïques (Pompéi, Herculanum et Rome). Ces scènes traitent de la chasse, de la mythologie, de la religion mais les plus remarquables en terme de culture relèvent des banquets célébrés dans les atriums d'été romains où les convives sont invités à tirer du moment présent tous les bénéfices, sans s'inquiéter ni du jour ni de l'heure de sa mort. Ces décors ont leurs thèmes dans les fruits de la terre et dans les produits de la chasse et de la pêche. 
 

Pavement de "Xenia", Oudna, Tunisie, Seconde moitié du II ème siècle, 
Musée National du Bardo, Tunis
La thématique des xenia, « présents d’hospitalité » est destinée à signaler la générosité du maître de maison envers ses invités. Le pavement ci-contre figure les reliefs d’un repas selon des canons esthéti- ques connus dès l’époque hellénistique. Le travail reprend en copie les œuvres d’un mosaïste des IIème / IIIème siècle avant JC, Sôsos de Pergame, seul nom connu transmis par Pline l’Ancien. On y trouve une coquille d’œuf, des têtes de poissons, des cosses de légumes…
 
Au Moyen Âge, le réalisme antique ne semble pas avoir d’influence sur l’art. La culture européenne ne considère pas les objets dignes d’être représentés pour eux-mêmes. Quand ils apparaissent dans la peinture religieuse, ils ne sont pas porteurs de leur simple matérialité mais présentés comme symboles de scènes bibliques pour servir la mise en scène des personnages de l’histoire chrétienne. Un saint se reconnaît par ses attributs. La pomme renvoie au pêché originel, le raisin à l’incarnation du Sauveur, la noix à la chair de Jésus sur la croix, le citron à l’amertume de la chute.

Giotto, 1267 - 1337
Fresque, 1305, Capelle degli Scrovegni, Padova


En cette fin du Moyen Âge, Giotto est le premier artiste dont la pensée et la nouvelle vision du monde aident à construire l'humanisme d'un homme à la place centrale de l'univers et maître de son propre destin. Ce lustre peint en trompe-l’œil, au tout début du XIVème siècle dans une niche au mur de l’arc de triomphe de la chapelle des Scrovegni à Padoue, rend l’espace de la scène religieuse plus familier. Peu à peu, un dessin plus précis, une observation rigoureuse du détail réaliste, une répartition des ombres et des lumières vont raviver l’intérêt des peintres pour les objets, ce après Giotto en Italie et Van Eyck en Flandre.  
Le Quatrocentto de la Renaissance italienne (notre XVème siècle), voit l’avènement de la perspective géomé- trique. Un retable de Massacio de 1426 Le Polyptyque de Pise, pour l'église du Carmel de Pise témoigne de plusieurs de ces espaces architecturés en perspective. L’œuvre de Piero della Francesca pose également ces principes. Mais c’est à Alberti qu’on doit en 1435 un traité formalisant la construction. A ce stade, la représentation de l’objet inanimé gagne une certaine autonomie. L’illusionnisme spatial se développe dans les décors peints et la marqueterie. Cette représentation va devenir un genre à part entière : celui de « nature morte », terme donné aux tableaux qui représentent des objets et des choses inanimées.

Jacopo de Barbari, 1445-1516, 
Nature morte avec perdrix, 1504, huile sur bois 49 x 42 cm
Alte Pinakothek, Munich


Le genre renaît véritablement au tout début du 16e siècle avec cette première nature morte de  Barbari qui atteste une grande sobriété. Les objets représentés conservent leur symbolique mais contrairement à la période médiévale, l'aspect esthétique de la peinture prend une importance primordiale. Gants et perdrix sont suspendus, réunis par la flèche d’une manière très composée. Le papier plié en bas à droite porte la signature du peintre. L’occasion est ici donnée de prouver l'habileté de l'artiste qui agence les objets et les suspend dans le temps en nous entraînant dans le monde muet des choses. 


Au XVIIème siècle, le genre de la nature morte s’étend à toutes les conceptions philosophiques et esthétiques, à toutes les données sociales et économiques constitu- tives de l’Europe. L’Italie est alors dominée par l’influence du Caravage qui scandalise ses contemporains: Il me coûte autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu’un tableau de figures. En Espagne, l'expression désignant les natures mortes est bodegones (gargottes). Elles se présentent essentiellement sous la forme de vanités dédiées à la morale catholique. C’est en Europe du Nord, essentiellement en Flandre et en Hollande, pays protestants qu’on renie les sujets religieux et se consacre à une peinture bourgeoise intéressée par le réel. 

Georg Flegel, 1566 - 1638 huile sur bois, 27 x 34 cm
Metropolitan Museum, New-York

Georg Flegel anime ses natures mortes avec un petit animal : mouche, rat, ici un oiseau. La table est servie pour affirmer tout autant la prospérité du commanditaire (malgré l'apparente frugalité de la présentation), que la virtuosité du peintre. Bien qu’allemand et ayant suivi l’Ecole flamande à la verve plus baroque par le mouvement, l’accumulation opulente et le coloris chaleureux, Flegel se rapproche ici des peintres hollandais qui se font une spécialité des déjeuners monochromes.



En France, il faut attendre 1756 pour que la dénomination de « nature morte » s’impose. Elle correspond aux idées des milieux protestants ou jansénistes, ce qui explique le succès de la vanité. Sujet à la fois de mépris et de fascination, la nature morte tient la dernière place dans la hiérarchie des genres. Celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d’un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvement (1). L’objet peint pose question. Il témoigne du rapport de l’homme à une matière quotidienne. Si Pascal s’étonne que l’art veuille faire admirer ce qui n’a rien d’admirable, d’autres estiment que sa raison d’être est de sauver une réalité qui sans lui serait indigne de notre admiration. Ce débat ne cessera plus. L’art d’imiter sera mis en cause par les artistes modernes tandis que l’intrusion de la réalité dans l'oeuvre orientera bien des créations contemporaines.
Jean Siméon Chardin, 1699 - 1779, La raie, 1725 / 26, huile sur bois, 114 x 146 cm
Musée du Louvre, Paris
Au 18ème siècle, les compositions de fleurs et de fruits prospèrent en tant que tableaux décoratifs. Parmi les peintres traitant du sujet, Chardin occupe une place singulière avec une manière de composer et de peindre les objets les plus humbles, cherchant avant tout à produire un effet pictural plutôt qu’à imiter la réalité. En ce sens, révisant les principes institués de la mimèsis, il ouvre la voie, dans un genre  considéré comme mineur, aux recherches futures d'un Manet ou d'un Cézanne.
La raie constitue un chef d'oeuvre précoce jugé digne des plus beaux modèles flamands. Il présente une étrange mise en scène autour du sujet central, cette raie sanguinolente (non sans évoquer Le Boeuf écorché de Rembrandt réalisé en 1665), a le regard vide et fantomatique captivant l'oeil du regardeur. Aux ustensiles de droite que sont la cruche et le chaudron, réceptacles sans âme, s'oppose  à gauche la tension animale du petit chat au poil hérissé. Proust relate son admiration: la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d'une cathédrale polychrome alors que Diderot parle à son propos dans ses salons de natures inanimées. 

Francisco de Goya, 1746 - 1828
Nature morte à la tête de cochon,1808 /12, huile sur toile,62 x 45 cm
Musée du Louvre, Paris 
Marqué par les années de la guerre entre la France et l’Espagne de 1808 à 1814, Goya peint un certain nombre de natures mortes qui accusent la bizarrerie et la maladresse des poses de ses animaux. On ne peut que les rapprocher d'une autre série de tableaux réalisée à cette époque et intitulée les Horreurs de la guerre. Toiles qui  reflètent la brutalité de l'envahisseur, décrivent des crimes de brigands et d’une façon générale exposent la tendance de l'espèce humaine à la destruction.
La nature morte à la tête de cochon  appartient à un ensemble initial de douze peintures dont six sont connues : Tranches de saumon, Le canard, La dinde plumée, La dinde morte, Les dorades. Comme dans La Raie de Chardin, l’œil du cochon nous fixe alors que le reste de son corps découpé en quartiers est véritablement mis en exposition. Rien d’autre ne vient divertir le regard parcourant  la masse sombre du fond.
Dès la fin du 19e siècle, de jeunes artistes remettent en cause les principes académiques jugés trop rigides. L’espace perspectif issu de la Renaissance est bouleversé. L’imitation de l’objet importe moins que son substitut pictural. Le choix des sujets s’étend librement à des objets banals et peu sollicités pour leur qualité esthétique (Botte d’asperges de Manet ou Paire de souliers de Van Gogh). La nature morte devient un motif équivalent à la représentation d’un corps ou d’un paysage. Elle se prête particulièrement bien aux recherches plastiques sur l’espace, les formes et les couleurs. 

Paul Gauguin, 1848 - 1903, Fête Gloanec,1888, Huile sur bois, 38 x 53 cm
Musée des Beaux Arts, Orléans
La Pension Gloanec est une pension ouverte par Marie-Jeanne Le Gloanec à Pont Aven en 1860. Elle sert à l'époque de point de ralliement des peintres. Faisant souvent crédit, il est de tradition de lui offrir un tableau, ce dont s’acquitte Gauguin avec cette nature morte à l’occasion de sa fête le 15 août. Gauguin représente un guéridon sur lequel un bouquet de soucis est emballé dans un papier blanc. Quelques fruits sont dispersés et un gâteau breton évoque un moment de festivité. La vue est en plongée mais le fond rouge arbitraire accuse le manque de profondeur. Le cadrage est serré, la composition décentrée. Si les deux poires conservent un semblant de réalisme, d’autres formes apparaissent comme des taches telle la masse orangée du bouquet. D’emblée, la couleur s’impose. A l’aplat vermillon du guéridon répond le vert complémentaire des poires et de l’espace en dessous. Un bleu violacé surgit sous forme d’un bleuet au centre du bouquet. Un cerne épais marque la forme du gâteau. Le titre du tableau bien en vue vient troubler cette représentation, rappelant que la toile est plane comme une page tandis que le peintre se prêtant à un dernier jeu en signe du nom de Madeleine B., sœur d’Emile Bernard.
Cette organisation de l’espace d’inspiration japonisante et cette application de la couleur en larges aplats constituent les principes plastiques d’un autre tableau très connu La Vision après le sermon (ou La lutte de Jacob avec l’ange) qu’il peint peu après cette nature morte.
Gauguin ouvre une conception synthétique de la représentation. La forme est  schématisée. La couleur exaltée. Vision simplifiée et interprétée de la réalité, qui le mènera aux références primitives et exotiques de sa période polynésienne.
Maurice Denis, qui achète ce tableau à l’aubergiste et le possédera longtemps, annonce les problématiques avant tout plastiques des artistes du XXe siècle avec cette remarque désormais célèbre : Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. 

Paul Cézanne, 1839 - 1906, Pommes et oranges,1899, Huile sur toile,74 x 93 cm
Musée d'Orsay, Paris

Pommes et oranges fait, lui, partie d'une série de six natures mortes exécutées en 1899 par Cézanne. D’une peinture à l'autre on retrouve les mêmes accessoires : vais- selle de faïence, pichet au décor floral. Leur principe de composition est similaire avec une tenture qui ferme la perspective, rappelant les natures mortes flamandes du XVIIe siècle. Mais l'effet dynamique créé par la construction spatiale et la perception subjective des objets souligne une démarche avant tout picturale. La peinture frappe par sa composition chargée et mouvementée. Les tapis ont été poussés de la surface de la table pour y placer les fruits et le pot de faïence. La diagonale qui part du bas du tableau ne rejoint pas le bord droit. On ne peut discerner s’il s’agit d’un sofa ou d’une table. D’autres lignes inachevées scandent la construction du tableau, notamment les limites du tissu clair. Le point de vue est exagéré. Il s’agit de produire la sensation de hauteur à travers des choses de petite taille traitées comme un paysage de montagne. La force des coloris des fruits (complémentaires rouge / vert), leur économie et leur disposition rééquilibrent le tableau en suggérant visuellement une horizontale. Leur forme est parfaitement sphérique. Par son traitement de l’espace et de la forme cette nature morte annonce la révolution à venir. L’illusion ne fait plus recette ni pour Gauguin, Van Gogh ou Lautrec. 

George Braque, 1882 - 1963
Cinq bananes et deux poires,1908, Huile sur toile,24 x 33 cm
Centre Pompidou, Paris
Dans Cinq bananes et deux poires, Braque explore le motif du compotier de fruits avec une référence explicite à Cézanne. Il le fait d’une façon consciente et singulière. Il reprend le motif des natures mortes et le développe dans une dynamique spatiale où ce qui prime est la continuité de l’espace encore plus que la définition stricte de l’objet. Le vert des poires dialogue avec celui de la nappe et l’ocre des bananes avec celui du mur. Les formes géométrisées résonnent avec les ombres et les lumières. Braque nous le rappelle : Le peintre pense en formes et en couleurs, l’objet c’est la poétique. Ici les formes se géométrisent et échappent à la ressemblance mimétique du réel.
Le cubisme est naissant. On doit le mot au critique Louis Vauxcelles qui qualifie une exposition de Braque en 1908 : Monsieur Braque méprise la forme, réduit tout… à des cubes, écrit-il. Si la “réalité de la vision” est l’obsession du Naturalisme du XIXe siècle, le cubisme ne cherche pas la vision réelle mais l’expérience mentale que l’artiste éprouve du monde. Ainsi s’élabore une nouvelle approche picturale qu'on peut schématiquement exprimer en trois phases:
Le cubisme cézannien (1907 - 1909), adapte la figure à l’espace du tableau en la contraignant par des rythmes géométriques.
Le cubisme analytique (1909 - 1912), multiplie les points de vue et fragmente fond comme sujet au point de rendre la figuration illisible.
Le cubisme synthétique (1912 - 1914), se caractérise par un retour à la réalité en l’exprimant autrement et en introduisant les papiers collés.

George Braque, 1882 - 1963
Le guéridon ou nature morte au violon, 1911,
 huile sur toile,116 x 81 cm
Musée National d'Art Moderne, Paris
Le motif de la table ronde est une constante de la peinture de Braque. Dans le guéridon, s'opère un basculement vers le bas de la toile. Il ne reste plus qu’une allusion de la table. Seul le demi cercle inférieur indique le plateau tandis que les objets posés dessus nous échappent dès qu’on croit les reconnaître. Leur émiettement en une multitude de facettes lumineuses donne la sensation d’un espace tactile en mouvement. La vision monoculaire de la perspective classique vole en éclats. La couleur est réduite aux gris et ocres bruns, procédé typique de cette première période du cubisme. Cette austérité du camaïeu vient du souci de ne pas centraliser la perception et de rendre ses dimensions propres à tout l’espace de la toile.

A partir de l’expérience des papiers collés, inventée par Braque à l’automne 1912 et poursuivie par Picasso, commence la phase dite synthétique du cubisme. Un dialogue s’établit entre dessin, lettres et coupures de journal choisies pour leur dimension plastique ou leur sens. L’objet s’exprime à partir de fragments prélevés. C’est donc un langage de signes qui le résument, d’où l’appellation de synthétique. 

Picasso va ainsi insister de plus en plus sur l’ambiguïté de la représentation en usant alternativement de trois techniques : peinture, sculpture et papier collé. Dans sa chaise cannée, il introduit un morceau de toile cirée qui imite le cannage d’une chaise au lieu de le peindre et une corde pour matérialiser l’ovale du cadre. La réalité entre donc de nouveau dans la peinture mais de manière brute. Du trompe-l’œil, Picasso dit passer au trompe-l’esprit.
Pablo Picasso, 1881 - 1973
Nature morte à la chaine cannée, 1912, huile sur toile cirée, corde, 29 x 37 cm
Musée Picasso, Paris
Pablo Picasso, 1881 - 1973
Verre d'absinthe,1914
Bronze peint, sable, cuiller, 21.5 x 16.5 x 6.5 cm
Centre Pompidou, Paris
L’illusionnisme traditionnel est ici supplanté par la confrontation directe entre l’objet réel et la réalité recréée sur la toile. Il s’opère un glissement décisif pour l’art du XXème siècle. La représentation du réel questionne la valeur de sa présentation. C'est la fin de la limitation du tableau aux seules couleurs posées. Un tableau peut désormais accueillir tous les fragments de la vie réelle. 





Le Verre d’absinthe, thème très ancré dans son époque, appartient à une série de six bronzes, réalisés à partir d’un unique modelage de cire. Les peintures ou les matières dont ils sont revêtus, seule variation qui les distingue, loin de ne remplir qu’une fonction décorative, révèlent les reliefs, accentuant un élément plutôt qu’un autre, pour créer à chaque fois de nouveaux rapports formels. Comme dans la peinture cubiste synthétique, la couleur participe à la construction de l’espace. Ici, la pièce est enduite de sable brun qui arrondit et ressert les contours, contredisant les qualités tranchantes du verre. Fréquemment traité par Picasso, le thème du verre bouleverse la notion de sculpture. L'assemblage de trois objets : un verre moulé à la main, une cuiller réelle en argent et l’imitation d’un morceau de sucre n'entendent pas produire un effet de réalisme (2). L’œuvre confronte les trois niveaux de sens traditionnellement mis en jeu : la réalité avec la cuiller, la représentation avec le verre schématisé et l’imitation littérale avec le morceau de sucre. L’objet réel et l’objet d’art coexistent dans une tension. 

Après l’intrusion de l’objet brut dans les parties peintes d’un tableau, un pas nouveau est franchi vers la désacralisation de l’œuvre d’art. Cette nouvelle relation à l’objet va se redéployer à travers l’objet surréaliste, à la recherche de l’irruption du rêve dans la réalité et par les manifestations ludiques du dadaïsme. Mais le questionnement le plus radical est lancé de manière définitive par Marcel Duchamp. S’insurgeant contre ceux qu’il appelle les intoxiqués de la térébenthine et contre la bêtise rétinienne liée à la peinture, il va se réclamer plus proche de la chose mentale tel que l’exprimait Léonard de Vinci (3)
Marcel Duchamp, 1887 - 1968
Porte-bouteilles, 1914 / 64, fer galvanisé, 64.2 x 42 cm
Centre Pompidou, Paris
C’est en 1914, avec un porte-bouteilles acheté au Bazar de l’Hôtel de ville, que Duchamp élabore son concept de ready-made : littéralement « déjà fait » (4).  La main n’intervient plus. Tout savoir faire ainsi que tout plaisir esthétique lié à la perception s‘annulent. La trace du créateur disparaît, réduite au seul choix et à la nomination de l’objet.
Le Porte-bouteilles sera plusieurs fois rebaptisé en Séchoir à bouteilles ou Hérisson. Ce choix n’est pas anodin. Verres et bouteilles envahissent la peinture cubiste de quoi Duchamp veut sortir comme d’une camisole de force. Aux bouteilles et aux verres se démultipliant en mille facettes transparentes du cubisme analytique succède donc l’objet réel, opaque et en fer, qui les accueille, doublement sexué par les piques et sa forme de jupe.  
En 1915 Duchamp part pour les Etats-Unis. Poursuivant ses ready-made il y ajoute des inscriptions comme, sur sa pelle à neige : En prévision du bras cassé. La logique verbale seule transforme par l’humour l’objet usuel en autre chose. Il insiste de plus en plus sur cette dimension des mots. Par des sous-entendus il entend impliquer la réflexion du spectateur dans la perception de l’œuvre. A la délectation de l’œil succède donc celle de l’esprit.
C’est en 1917, à New York, qu'il propose à la Society for Independent Artists d’exposer un urinoir retourné sous le titre de Fontaine, signé du pseudonyme R. Mutt. Il joue avec le « R », abréviation familière pour « richard » et le nom d’une compagnie de sanitaires. Le jury, dont il fait lui-même partie, le refuse, lançant par là même l’épopée et le succès des ready-made. L’objet en question, acheté à l’époque par Walter Arensberg, (collectionneur à vie des œuvres de Duchamp) pour aider ce jeune R. Mutt inconnu, connaîtra diverses péripéties : disparition, réapparition avant d'être définitivement perdu. 

Marcel Duchamp, 1887 - 1968
Fontaine, 1917 / 64, urinoir retourné en porcelaine, 63 x 48 x 35 cm
Centre Pompidou, Paris


Duchamp réfute tous les critères d’appréciation traditionnels de l’œuvre. L’artiste est celui qui remet en question les limites de l’art en les poussant de plus en plus loin : la notion d’original, le critère esthétique, le savoir-faire. Tout objet peut être détourné de sa fonction d’usage et, par son installation dans un milieu muséal, gagner sa nouvelle qualification d’œuvre d’art.

Ce geste radical et inaugural est à l’origine d’un grand nombre de remises en cause du statut de l’art au XX ème siècle et d’une percée de l’objet dans le champ des arts plastiques.







Notes
1. André Félibien, historiographe, secrétaire de l’Académie royale d’architecture et conservateur du Cabinet des antiquités sous Colbert et Louis XIV, Préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture de l’année 1667)
2. A l'opposé, Degas habille l’une de ses sculptures en bronze (Petite danseuse de quatorze ans, 1880), d’un véritable tutu. 
3. Bien qu'il doive à une peinture : Nu descendant l’escalier, 1912, un scandale qui le fait remarquer de la scène new yorkaise.
4. Objet usuel promu à la dignité d'oeuvre d'art par le simple choix de l'artiste, selon la définition donnée dans le Dictionnaire abrégé du Surréalisme par André Breton en 1938.