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L’ŒUVRE EN TEMPS ET LIEUX

# 4
De la marchandise à l’entreprise
 

 Piero Manzoni (1933 - 1963), Merda d'artista, 1961, 90 boîtes de 30 g
Première exposition à la Galleria Pescetto, Albisola Marina
 
Il aura fallu quatre siècles, depuis la Renaissance jusqu’à la seconde moitié du dix-neuvième, pour que la peinture s’autonomise de la représentation illusionniste. La passation Cézanienne au Cubisme, la force chromatique du Cavalier Bleu, des fauves ou des Nabis portés par une formule aussi définitive : un tableau (…) est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordres assemblées (1), bousculent le conformisme pictural. Dès le vingtième siècle, une cohorte de mouvements et d’artistes isolés tentent de radicaliser plus avant le changement de mode d’expression. La défiguration du sujet, l’introduction de l’objet, la mise en jeu du corps, la réévaluation du réel, la multiplication des moyens et l’importance donnée à l’expérimentation ouvrent alors à des démarches et des formes innovantes. Mais, bien que conceptuellement et plastiquement renouvelée, l’œuvre reste assujettie doublement à sa constante marchande et aux conditions de l’action cultuelle.

La version étatique de la culture remonte en France aux débuts de notre Cinquième République. Mais on doit aux interventions successives de l’Ancien Régime d’avoir dressé les bases d’une véritable économie artistique. Du mécénat royal de François 1er aux subventions publiques ministérielles, des salons du Louvre du siècle des Lumières aux foires d’art contemporain actuelles, chaque époque marque de ses empreintes politique et économique le secteur de l’art. Ianik Marcil, économiste québécois spécialisé en économie de l’innovation et de la culture, identifie ainsi dans l’approche contemporaine cinq facettes de l'analyse économique des arts (production, demande, valeur des œuvres, rôle de l'État, et participation à la croissance économique) (2). Non compté le terme même de « production » qui s’est progressivement imposé (alors que la « création » fait les beaux jours de la banalité médiatique), c’est bien un marché global qui assimile aujourd’hui les moyens et les stratégies appliquées aux biens, au champ culturel.

A divers titres et de tous temps, l’artiste s’est montré d’évidence concerné. Il reste pourtant un acteur historique ambigu. Écrasé par son mythe public, tenu à son œuvre (qui l’incarne sans mot dire), il ne sait toujours se positionner, que ce soit en marge ou au coeur de ces pouvoirs. S’il est d’abord naturellement conduit à projeter son engagement à travers l’émancipation de ses images ou de ses objets (qu’on pense à la transmission subversive du thème de Vénus de Giorgione à Titien et de Manet à Cézanne), on le voit se tourner peu à peu sur le sens de son action. La représentation du monde étant devenue l’attribut essentiel de la photographie, l’époque contemporaine apporte en somme une libération des autres moyens et de leurs finalités. Les arts visuels s’affrontent ainsi au lieu et à la temporalité de l’acte, conditions qui déterminent l’œuvre par réflexivité. L’identification de l’artiste dans la société devient un enjeu. Sa pratique se contextualise. Elle quitte l’espace réservé des galeries et des musées pour un territoire à la fois topographique et humain. Recourant à l'intervention directe, l'expression ne se suffit plus de représenter mais se veut active, projetée jusque dans le corps même de la vie politique, la cité. Cette mutation pratique n'est pas sans conséquence. Outre que l'artiste agit dorénavant sur le terrain de la réalité, il s'implique à présent à l'intérieur d'un périmètre qui est aussi celui, en direct, de la politique (3).

A l’aube du siècle de tous les bouleversements, on cite communément Marcel Duchamp comme le précurseur d’une telle conscience. En désacralisant l’objet d’art il engage à reconsidérer de façon drastique la valeur du travail artistique dans le champ d’une économie élargie. Cette conception sociétale du statut de l’art et de l’artiste renvoie à une  subversion bien antérieure, celle d’un Gustave Courbet qui, douze ans avant les audaces du Déjeuner sur l’herbe de Manet et plus de soixante ans avant le célèbre urinoir retourné en porcelaine, fait entrer le réalisme social(iste) en peinture (4). La modernité élargit encore la force critique de l’acte artistique que la première guerre mondiale élève au niveau d’un activisme. Mais il faut attendre les années soixante pour que Marcel Broodthaers ré instruise un débat déontologique en interrogeant le rôle de l’artiste et sa place institutionnelle. Dans son sillage, Fluxus apporte son humanisme provoquant et salutaire avec la résistance en réseau d’un Robert Filliou quand, le nouveau réalisme, érigé en mouvement par Pierre Restany, interroge la relation art / société. Les termes de la transaction artistique sont ainsi magistralement reposés à travers la démarche d’Yves Klein. Mais c’est depuis l’Amérique capitaliste que le coup de grâce est donné aux ultimes états du romantisme et à l’idéalisme politique de la vieille Europe. Le Pop art, initié dans les années cinquante en Grande-Bretagne, rend compatible l’esthétique et les moyens de la grande consommation avec l’idée de l’art.  Le plus célébré de ses artistes, Andy Warhol, revendique cette fois avec radicalité l’indistinction entre le produit commercial et l’œuvre, substituant depuis son loft de la quarante septième rue de New York, à la démarche créative une fonction entrepreneuriale.

Bien qu’exogène au monde de l’art, la notion d’entreprise (introduite notamment après guerre par l’intéressement au mécénat), s’implante peu à peu dans les esprits. Attitude parodique, pragmatisme commercial, socle conceptuel, offre méthodologique ou espace critique contre la société de consommation, elle procure à toutes fins utiles un champ d’action à l’artiste et répond à la volonté historique déjà énoncée d’appropriation du réel. Objet de recherche… L’art conçu par les entreprises artistes, qu’il soit d’ordre matériel ou immatériel, renvoie toujours au réel économique, et plus précisément aux structures emblématiques de l’économie de marché, dont les problématiques fournissent les idées force de leurs projets, déclare l’historienne et consultante Rose Marie Barrientos (5). S’employer (au double sens du terme), à une entreprise artiste, c’est donc couvrir ou accuser la contradiction inhérente aux deux secteurs des biens et de la culture en se servant de toutes les modalités qui leurs sont propres et pour lesquels pensée esthétique et gestion économique composent un scénario complexe et souvent équivoque.

Dans cette optique où les moyens de l’art s’appliquent à traiter les symboles de la reconversion capitaliste du secteur culturel, Wim Delvoye, artiste Belge, installé sur la scène contemporaine dans les années quatre-vingt-dix, fait figure de modèle. Succédané festif et spectaculaire à la Merda d’artista de Piero Manzoni, réalisée quarante ans plus tôt, sa machine, Cloaca (6),  conçue dans les années 2000, est un dispositif qui relève d’une haute prouesse scientifique et dont la fonction, en véritable intestin technologique, est de produire des fèces. Mais c’est encore et surtout une marque cotée en bourse qui émet des obligations et engendre des dividendes. Un complexe de boutiques et un site Internet sont dédiés à l’exploitation des étrons et autres produits dérivés estampillés au même titre que Coca Cola dont le logo de Cloaca est une habile parodie.

D’autres artistes (Jeff Koons, Damien Hirst, Takashi Murakami ou le français Fabrice Hybert, pour les plus connus), répondent du même fonctionnement entrepreneurial. Cette attitude spécifique qui réduit l’exemplarité mentale de l’œuvre et/ou son affectation poétique et permet singulièrement d’en accroître la valeur somptuaire, subordonne de fait le principe de réalité à la virtualité financière du marché. Le Business Artist n’est donc pas en soi en rupture avec l’histoire. L’art est porté sans déterminisme par la durée de la vie. Il en détient la force comme la fragilité. Il en délivre l’ambition ou le détachement. Il se montre obsessionnel ou velléitaire. D’une commune démesure, l’artiste doit son identité publique à cette part existentielle intime qui le rend à la fois exemplaire et dépendant d’un système d’exploitation. Et c’est sans conteste cette dimension de dépendance qui reste paradoxalement, et de loin, la plus signifiante afin de comprendre le fait artistique à travers sa permanence historique et sa continuité contemporaine.

Daniel Brandely

NOTES

(1) Maurice Denis « Théories, 1890 – 1910. Du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique ».
(2) Ianik Marcil, « Trahit sua quemque voluptas, » Ratsdeville, webzine de la diversité en arts visuels, 30-03-2012.
(3) Paul Ardenne, « Ce que change l’art « contextuel », Ministère de la Communauté française de Belgique, l’Art même #14, blog Internet.
(4) Inspiré par les portraits de confréries hollandaises, Un enterrement à Ornans (1850), montre une assemblée statique peu concernée par les funérailles. Beaucoup de républicains font partie de la scène. Or, aux élections de 1849, Ornans en particulier et le Doubs en général, votent contre la République sociale et les émeutiers de Paris donnant une large victoire aux conservateurs…. Mort de Dieu, de l’idéalisme, de la République mais aussi réfutation de David et du romantisme de Delacroix, cette œuvre est un manifeste pour une démocratie dans l’art.
(5) Rose Marie Barrientos « Les entreprises artistes en perspective », Artistes & Entreprises, D’Ailleurs 2011, Co-édition ERBA/ Art & Flux (CERAP - Université Paris 1 - Panthéon - Sorbonne). Actes d’un colloque international tenu en 2010 à la Saline Royale d’Arc-et-Senans et réunissant artistes, critiques, historiens, économistes et philosophes.
(6) Si Delvoye rapporte son thème à notre nature charnelle et à la corruption du corps, il inscrit néanmoins sa logistique dans une chaîne de production industrielle et commerciale maîtrisée depuis la conception jusqu’à la diffusion. En 1961, Manzoni fabrique, lui, « artisanalement » 90 boîtes de conserve contenant 30 g de matière fraîchement conditionnée, tout à la fois « ready merde » et relique auto proclamée (au prix du cours de l’or de l’époque), exutoire jungien et coprophilie ubuesque.