LE DEVOIR D’INUTILE
Sol LeWitt (1928 - 2007)
Wall drawing # 260, 1975 / White crayon & black pencil on black wall
San Francisco Museum of Modern Art
Cette forme d’art n’est pas théorique, et n’illustre pas des théories,
elle est intuitive, elle fait partie de plusieurs processus mentaux et elle est
inutile. Sol LeWitt (1)
Lorsque Duchamp meurt en 1968,
l’homme qui avait bousculé le statut de l’objet un demi-siècle plus tôt,
assiste depuis déjà longtemps à la distribution de son héritage.
Si l’on peut accorder à Marcel
Broodthaers de poursuivre singulièrement et avec esprit la contestation ouverte
par Dada, se jouant du marché, d’ellipses rhétoriques en coups de dé visuels,
il n’empêche que romantisme et matérialisme conjuguent leurs traditions sur le
terrain artistique. Alors que le Pop Art est saisi d’une fascination ambiguë
pour le consumérisme ambiant, que l’Op art ou l’art cinétique assujettissent la
perception à la réalité physique de l’œuvre, que l’Arte Povera prône un
primitivisme engagé fait de bric et de broc, que Fluxus, se prenant à rêver
d’un non-art, surenchérit avec un éclectisme pour le moins expressif,… si
l’œuvre sort donc malmenée, c’est avec trop bonne conscience de sa valeur. Les
uns comme les autres restent hantés par le fétichisme de l’objet et ne se
départissent pas de leur héroïsme poétique. Car cette œuvre, dans sa nécessité
profonde, n’est toujours pas repensée ni l’artiste libéré de son sujet et de
son objet.
C’est dans ce contexte culturel
confus (et alors que disparaît le maître du ready-made), que Sol LeWitt
entreprend, cette même année, son premier Wall
Drawing. Il remplit au crayon noir vingt-quatre carrés répartis en deux
rangées, de lignes horizontales, verticales et diagonales, directement sur le
mur blanc d’une galerie (2). Ce dessin - pour apparenté qu’il soit au mouvement
minimaliste américain par sa sérialité, son économie ou sa facture -, introduit
deux circonstances sous-jacentes et radicalement nouvelles qui déterminent
l’existence de l’œuvre : sa programmation et sa disparition.
Ce qu’un tableau, une sculpture,
un objet d’art autonomes induisaient de dépendances paradoxales, est ici réduit
à une confrontation passante.
Ce qu’une action, un happening,
une performance exprimaient sous une forme spectaculaire s’ouvre ici à un jeu
distancié.
Ce qui était de l’ordre de
l’inspiration, de la subjectivité ou de l’illusionnisme est dérouté vers l’idée
seule.
L’œuvre est protégée de tous les
arbitraires. Elle n’est plus sujet d’expression. Elle n’est plus objet de
tentation.
Dans les années qui suivent, Sol
LeWitt s’appuie sur cette unique option visuelle : une trace murale
bidimensionnelle. Il structure sa syntaxe autour de diagrammes, de nombres et
de notes écrites, sortes de partitions présageant (ou non) de la construction.
S’il réduit les écarts de représentation en définissant les outils, lui-même
s’exclut définitivement de l’exécution, engageant l’interprétation par d’autres
de ses dess(e)ins. Conception, réalisation et perception s’affirment ainsi en
un corpus de phases distinctes et différées. L’artiste, dit LeWitt, doit
accepter que son plan soit interprété diversement. Le dessinateur perçoit le
plan de l’artiste selon sa propre expérience. (3). Ce que dit autrement Victor Burgin : On peut considérer l’artiste, moins
comme un créateur de nouvelles formes matérielles qu’un coordinateur de formes
existant déjà (4).
Plan, idée, programme… le sérail
conceptuel de l’époque explore à l’extrême cette réévaluation du mental aux
dépends de l’expressivité. Il théorise. Il se montre ambitieux dans ses
affinités avec la sémiologie, la linguistique ou la philosophie. L’œuvre frôle
souvent les limites de l’absence ou s’entiche de positivisme hérité des
sciences. (On voit par exemple, Robert Barry proposer des dispositifs
invisibles basés sur des flux et signaux imperceptibles : Ondes de Fréquence, Gaz Inertes.) Mais si la réification de l’œuvre est battue en brèche,
il apparaît qu’elle ne se retrouve non plus dans une pure intellection.
L’art traverse les « choses », il porte au-delà du réel aussi
bien que l’imaginaire, disait Paul Klee dans ce qu’on a appelé sa
« Théorie de l’Art Moderne ». En ce sens, Sol LeWitt incarne cette
traversée de l’esprit Renaissant à la modernité qui irait de Vinci au Bauhaus.
A toute architecture président un
cahier des charges, un projet, un plan. Le fait religieux impose des règles
canoniques, des rituels, des actes. LeWitt ouvre le comportement artistique à
une profession de foi intermédiaire : Les artistes conceptuels sont mystiques plus que rationalistes. Ils
aboutissent à des conclusions que la logique n’atteint pas (5). Ce n’est
pas un moindre paradoxe dont il faut cultiver le message. En deçà comme au-delà
du visible il n’est qu’un processus intelligible pour nous relier au monde.
Naître et mourir ne prouvent rien.
L’art ne relève d’aucune
nécessité.
Daniel Brandely
«Les murs d’une maison», Edition Cantoisel, Joigny, septembre 2002
NOTES
(1) Paragraphs on Conceptual Art, in
Artforum, N.Y., 1967
(2) Ace Gallery, Los Angeles, Drawing
Series II, 1968
(3) Doing Wall Drawings, in
catalogue Documenta 5 Kassel, 1972
(4) Situational Aesthetics 1969, in Opalka
1965/1- ∞, La hune, Flammarion 1992
(5) Sentences on Conceptual Art, N.Y., 1969
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