jeudi

LE SALON 2013

(Pour une proposition commémorative et anticipée
de la naissance de Diderot)


Simulation Le salon 2013, installation murale


« Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle, qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera aisément dans sa tête, et qu’on y posera les objets à-peu-près comme nous les avons vus sur la toile… »  
Les Essais sur la peinture, Observations sur le salon de peinture, page 125

Edités de manière posthume, Les essais sur la peinture marquent la verve critique de Diderot à propos des œuvres d’art alors présentées tous les deux ans dans le cadre du Salon carré du Louvre par l’Académie royale entre 1759 et 1781. Non destinés à l’impression, ces textes sont initialement copiés à la main pour La Correspondance littéraire. Le baron Grimm, ami de Diderot, en est le maître d’œuvre. La revue touche à ses débuts une minorité aristocratique dont Catherine II, impératrice de Russie qui tient le philosophe sous sa protection. Sans autre caractère officiel, échappant donc à la censure, ces textes traduisent la grande liberté de ton et d’idées de Diderot dans lesquels sa culture sur le sujet se nourrit peu à peu et du dialogue avec Grimm et de sa fréquentation des Salons.

Loin des lourdes contraintes de l’Encyclopédie, sans crainte des poursuites que lui avait valu dix ans plus tôt la publication de La Lettre sur les aveugles et de son conte libertin des Bijoux indiscrets, Diderot s’attache à entretenir l’importance de ces écrits jusqu’à 1767. (Au point que, cette année là, son compte rendu est livré à part sous forme de supplément.) C’est à partir de 1769 qu’il change sensiblement de genre, disposant alors de La Correspondance littéraire pour des formes plus romanesques et ses premiers dialogues philosophiques.

Arts visuels et littérature sont portés ici à un rôle historique à travers Les essais sur la peinture. Les images sont inséparables des mots, les représentations visuelles des idées qui les ont générées comme de celles qu’elles évoquent. Si ce rapport est l’apanage des critiques, il appartient aussi au public à travers ses interprétations profanes ou savantes. Il est enfin au centre de certaines recherches plastiques, dans la suite de la modernité et des apports conceptuels qui ont largement modifié la donne de l’objet d’art.
Pour Diderot, l’activité poétique est la même chez l’écrivain ou le peintre. Il ne considère pas la réalisation pratique des toiles mais ce qui relève de l’invention de la scène représentée, idéal que se partagent tous les artistes dans leur processus de création fondamentalement iconique. Le texte critique est, quant à lui, conçu comme un objet autonome, distinct du tableau réel. La description d’une peinture tient lieu ainsi, pour les abonnés à La Correspondance littéraire résidant hors de France, de visite au Salon et s’y substitue. L’absence d’images devient source de jeu.



« Une telle approche de la peinture nous déroute aujourd’hui. La description de tableau donne bien souvent l’impression de ne renvoyer qu’à un référent : la toile réelle que le texte décrit. La critique diderotienne a accompli un effort important, ces dernières années, pour élucider les Salons dans cette perspective. Else-Marie Bukdahl notamment s’est attachée à identifier les tableaux auxquels Diderot se réfère et à les localiser dans les musées et collections actuels.»
Stéphane Lojkine, Les Salons de Diderot, de l’ekphrasis au journal : genèse de la critique d’art, site Utpictura 18, citant Else-Marie Bukdahl,  Diderot critique d'art,  traduit du danois par J.P. Faucher,  Copenhague,  Rosenkilde et Bagger, 1980

Dans les années 1920, Aby Warburg (1866-1929), historien allemand, envisage le projet – inachevé –, d'une histoire de l'art essentiellement transmise par des images, plus exactement des photographies d'oeuvres et de textes qu'il agence en les punaisant sur de grandes toiles noires. Ce Mnémosyne, qui fait acte de mémoire, met les œuvres en relation par les choix thématiques et les liens entretenus entre elles, aussi bien au niveau de la forme que du sens.

De nos jours, la conception muséographique du white cube pousse à contrario à l’isolement physique de l’œuvre. Le rapport critique s’en trouve confiné et réduit à une concentration réflexive des spectateurs eux-mêmes isolés dans leur appréciation. Cette forme de sacralisation de l’objet d’art, conséquence autiste de la société marchande, marque bien un renoncement aux principes de contextualité historique.

On pourrait dire que les Salons du XVIIIème siècle répondent à une topologie panoptique des oeuvres (si on ose modérément se rapprocher de la conception de Jeremy Bentham (1748 - 1832), contemporain de Diderot). Les sculptures sont montées sur des tables au centre de la pièce alors que les gravures occupent les embrasures des fenêtres. Les  tableaux sont, eux, accrochés aux murs du sol au plafond. Cette saturation embrassée à 360° se révèle autant comme un spectacle public qu’une suite d’enjeux de pouvoir entre les peintres. De 1761 à 1773, Chardin est responsable de la mise en place des expositions au Louvre. Dans ses commentaires, Diderot revient à plusieurs reprises sur l’influence de l’accrochage qui est laissé à la subjectivité d’un missionné (dit tapissier du Salon) et duquel il convient d’extraire les peintures qui retiennent l’attention comme on le ferait d’un catalogue.



« Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien. Voilà le merveilleux.»
Paradoxe sur le comédien, Denis Diderot, Livres & Ebooks, publication 1773, page 12

Beaucoup de peintres et oeuvres, figurant dans Les Essais sur la peinture, se sont perdus dans l’Histoire. Si Boucher, Chardin, Fragonard ou Greuze, ont franchi le temps et nous font remonter quelque vision gourmande sur le couvercle d’une boîte de chocolat, entre les pages d’un livre scolaire ou plus sensiblement à la cimaise d’un musée, il semble tout à fait improbable de pouvoir attribuer telle Halte de tartares ou autre Céphale se réconciliant avec Procris à son illustre auteur.

Diderot travaille-t-il à la postérité de son art du commentaire ou à celle de son objet artistique ? Décidant ici de congédier tel barbouilleur ou jetant à la décharge de petites infamies et autres morceaux médiocres quand là, c’est le pinacle : Vous revoilà donc, grand magicien, avec vos compositions muettes ! Ainsi va son jeu, un jeu raisonneur et affecté qui manie le fond et les apparences, le sens et la forme. Il scrute, détaille. Il élude. Il soigne son rendu. Il savoure la digression. Il dit « peinture » sans toucher à la matière.  Il avance « peintre » sans métier de la chose. Il cherche le goût et le savoir, la nature et son imitation.  Il témoigne au passage sur les protégés de la Pompadour. On parle de Sophocle et de Socrate. On parle à Grimm. On nous parle… et on voit ! 

Ainsi, et bien que certaines de ces œuvres parvenues jusqu’à nous témoignent de leur présence tangible, par ses seules descriptions, Diderot inspire un remarquable prolongement à la peinture de son temps. A ce titre, si la « vérité » picturale est souvent occultée par l’éminence de l’écriture, tout comme existe une distance entre les factures baroque ou néo-classique du XVIIIème siècle et nos moyens d’expression contemporains, il n’en reste pas moins que le principe actif des mots traverse les siècles et qu’il livre l’art à une sublimation littéraire, réduisant sa matière à l’essence de l’esprit.



« Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle, qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera aisément dans sa tête, et qu’on y posera les objets à-peu-près comme si nous les avions vus sur la toile… »  
Les Essais sur la peinture, Observations sur le salon de peinture, page 135

Le salon 2013 entend se saisir de la « re-présentation » libérée par Diderot pour la réfracter de son époque dans la nôtre. En transfuge, il se propose de nous situer au-delà de l’objet / tableau, voire en deçà de son origine, dépassant toute mystique, d’ouvrir à cette disponibilité critique pour en disposer. On dirait aujourd’hui : s’approprier ou détourner l’œuvre, ce qui, de Brecht à Sartre, - et déjà dans le Paradoxe sur le comédien -, nous délivre de toute identification au jeu, des conventions de l’expression et de la tradition.

La fabrique requiert un protocole. S’il nous faut tergiverser quand le philosophe essaime quelques grapillons de raisin et harceler l’image devant des culs rouges, pour le moins la tâche reste de donner forme et conscience à l’expérience. Au cliché naturaliste substituons un stéréotype numérique. (Le capharnaüm de l’Internet serait-il aussi savant que l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert !) A la mesure du dispositif surchargé des Salons, gardons l’impact fantasque des rectangles et des ovales, les formats extravagants, les dimensions données et feignons les autres. Projetons l’imbrication et la promiscuité sur des murs nus. Jouons de la réduction littéraire par l’objectivité de la surface, son absence d’épaisseur. A la graphie des manuscrits rendons grâce par le dessin, à l’encre par la craie.

Le salon 2013 relève d’un discours imaginable. Il présuppose la perte autant que le gain, ce qui de mots en images et d’images en mots régit notre condition. Il est en propre une tentative et une tentation, celle de l’art. 

Daniel Brandely


NOTES

Le texte source est celui de l’édition numérique disponible sur le site Gallica de la B.N.F. : Essais sur la peinture de Diderot, Fr. Buisson, Imprimeur - Libraire, rue Hautefeuille, n°20, Paris, l’An IV de la République. Le choix des textes (nécessitant d’être descriptifs), se présente entre la page 128 consacrée à Carle Vanloo et la page 339 qui clôt le chapitre sur Fragonard, avant celui consacré aux sculpteurs. Ainsi :

VANLOO / Auguste fait fermer le temple de Janus (scène romaine mythologique), page 129. Les arts supplians (allégorie), page 142. CHARDIN / Les attributs des Sciences, des Arts, de la Musique  (compositions de genre), pages 178 & 179, Une corbeille de raisins (nature morte), page 182. LEPRINCE /Pont de la ville de Nerva (paysage), page 202, Le Berceau pour les Enfants (scène de genre), page 215. CASANOVA / Une marche d’armée (scène de genre), page 221, Le Confessionnal (scène de genre), page 233. BAUDOIN / Le Cueilleur de cerises (scène de genre), page 235. DE LA PORTE / Un morceau de genre (nature morte), page 246. GREUZE / La jeune fille qui pleure son oiseau (portrait), page 256. VERNET / Marine au coucher du soleil, page 269, Sept petits tableaux de paysages appartenant à Madame Geoffrin, pages 269 à 271. VIEN / Un pigeon qui couve (scène), page 285. LEPICIE / Jésus Christ baptisé par Saint-Jean (scène biblique), page 300. AMAND / Joseph vendu par ses frères (scène biblique), page 309. FRAGONARD / L’Absence des Pères et Mères mise à profit (scène de genre), pages 337 à 339.

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