# 02
A. DROIT DE SUCCESSION
La
femme est peinte selon l'archétype de l'époque, c'est-à-dire sous
la forme d’un nu offert aux regards se prélassant de façon
lascive, modèle qui remonte à Vélasquez
et sa Vénus au miroir. Mais l’épine dorsale trop longue de trois
vertèbres, l’angle peu naturel de la jambe gauche, le sein déplacé
s’affirment comme des déformations voulues. Cette longue forme
souple, sans lumière ni ombre, ne vit que par le rythme de ses
contours qui méprisent la vérité anatomique. Ingres
préfère sacrifier la vraisemblance à une certaine perfection
formelle et une extrême minutie. Cela se confirme sur les croquis
connus de ce tableau dont les proportions sont parfaites. La
déformation n’intervenant que dans la mise en œuvre finale.
En 1832, grâce à un séjour en Algérie, Delacroix aurait visité le harem d'un ancien reis du Dey évoqué dans sa peinture des femmes d'Alger dans leur appartement, du Salon de 1834, scène qu'il reproduit de mémoire dans son atelier dès son retour. Il est transporté par ce qu'il voit : C'est comme au temps d'Homère, s'écrit-il, la femme dans la gynécée, brodant de merveilleux tissus. C'est la femme comme je la comprends. Grâce à ce voyage, il est l'un des premiers artistes à aller peindre l'Orient d'après nature, ce qui vaut, outre de très nombreux croquis et aquarelles ses tableaux à la fois orientalistes et romantiques.
D’un
côté, Ingres s’éteint à l’âge de 87 ans en passant à la
postérité avec une solide réputation de dogmatique. De l’autre, Picasso vit jusqu’à 92 ans sans jamais
cesser d’être considéré comme un révolutionnaire. Avec le
temps, et à mesure que se multiplient les études sur ces deux
artistes majeurs, on finit par considérer les bizarreries du premier
et sa révolution entêtée pour imposer ses déformations. De même évalue-t-on aujourd’hui tout ce que l’œuvre de Picasso
doit à la tradition ainsi qu’à une certaine forme de classicisme. Artistes sans doute incomparables qui ont tous deux développé un art nourri des
œuvres de leurs prédécesseurs.
Passant
une partie de l'hiver 1916-1917 à Nice,
Matisse rencontre le
peintre japonais Yoshio Aoyama qu'il considère comme un maître de la
couleur. Entre
1918 et 1930, la série de ses nombreuses odalisques devient prétexte à
des débauches de tons éclatants d'une richesse inouïe qui constituent
surtout des spectacles décoratifs. Matisse garde le souvenir
baudelairien des Fleurs du Mal (3) qu’il illustrera durant l’été
1944, comme il en fait de même pour Mallarmé et Ronsard.
En revanche, son odalisque n'est jamais touché par le "goût
du néant"
familier à Baudelaire mais célèbre le bonheur
de vivre
qu'il exalte. Volupté de la forme, élégance de la ligne,
enivrement de la couleur, luxe du décor, il faut se laisser prendre
à cette composition qui ne répond pas au contrôle d'organisation
qu'il a souvent invoqué.
L’œuvre de Martial Raysse, ce jusqu’au début des années 70, répond aux principes du Nouveau Réalisme (1960 – 1970) théorisé par Pierre Restany quant à une nouvelle approche perceptive du réel. C’est la question du statut de l’objet dans l’œuvre d’art qui est posée. Le mouvement regroupe des artistes comme Arman, François Dufrêne, Raymond Hains, Yves Klein, Jean Tinguely et Jacques Villeglé. Le Nouveau Réalisme est souvent présenté comme la version française du Pop Art américain. De part et d'autre de l'Atlantique, apparaissent à la même époque des travaux qui rompent avec l'abstraction en utilisant des éléments issus de la réalité quotidienne au sein de collages ou d'assemblages, renouant ainsi avec des pratiques issues de Dada avec des perspectives très différentes.
Sa
version d'après La Grande Odalisque
en est un exemple emblématique. D'esthétique pop, elle reprend une
partie de la toile d'Ingres en se concentrant sur la transformation
de l’état et du sens. L'œuvre est marouflée sur toile puis
repeinte avec des couleurs vives qui rappellent celles des affiches
publicitaires (rouge, vert fluo...) Raysse y ajoute du verre pilé et
une mouche, éléments visant à critiquer les prétentions
mimétiques et illusionnistes de la peinture traditionnelle. Dans son
appropriation, le sujet initial perd son œil gauche, ce qui place
l’autre dans une composition approximative 1/3 – 2/3 aussi bien
en largeur qu’en hauteur. Ce point est sensiblement placé par
rapport à une construction basée sur le nombre d’or correspondant
au choix du cadrage en buste de Raysse.
Notes
CORPS EN MOUVEMENT
A. DROIT DE SUCCESSION
Dans
l'Occident du XIXe
siècle, les odalisques (1) deviennent des figures de l'orientalisme qu’on rencontre dans les peintures érotiques. Sous couvert d'exotisme et de découverte d'une autre
civilisation, les peintres européens donnent à leurs commanditaires
l'occasion de contempler des nus dont l'insolence est réprouvée
dans l'Angleterre victorienne.
Cette
satisfaction sensuelle qui fait les représenter généralement nues
et indolentes est loin de correspondre à leur réalité d’esclave
entièrement couverte de la tête aux pieds. L’exploitation
artistique comme l’usage populaire contribuent donc à fausser
l’histoire en faisant de l’odalisque une prostituée ou une
maîtresse.
Bien qu'oriental par le thème et le décor, ce nu le plus célèbre d'Ingres commandé par Caroline Murat, reine de Naples, est héritier d'une longue tradition qui va des nymphes antiques, des nus de Raphaël ou de Titien à Canova. L’éventail, le coffret, la pipe rattachent l’œuvre au courant orientaliste, mais à l’inverse de Delacroix, l'orientalisme d'Ingres est onirique et idéalisé.
Bien qu'oriental par le thème et le décor, ce nu le plus célèbre d'Ingres commandé par Caroline Murat, reine de Naples, est héritier d'une longue tradition qui va des nymphes antiques, des nus de Raphaël ou de Titien à Canova. L’éventail, le coffret, la pipe rattachent l’œuvre au courant orientaliste, mais à l’inverse de Delacroix, l'orientalisme d'Ingres est onirique et idéalisé.
Jean Auguste Dominique Ingres, 1780 - 1867 La Grande Odalisque,1814, huile sur toile, 91 x 162 cm Musée du Louvre |
En 1832, grâce à un séjour en Algérie, Delacroix aurait visité le harem d'un ancien reis du Dey évoqué dans sa peinture des femmes d'Alger dans leur appartement, du Salon de 1834, scène qu'il reproduit de mémoire dans son atelier dès son retour. Il est transporté par ce qu'il voit : C'est comme au temps d'Homère, s'écrit-il, la femme dans la gynécée, brodant de merveilleux tissus. C'est la femme comme je la comprends. Grâce à ce voyage, il est l'un des premiers artistes à aller peindre l'Orient d'après nature, ce qui vaut, outre de très nombreux croquis et aquarelles ses tableaux à la fois orientalistes et romantiques.
C'est en 1826 que Nicéphore Niépce réalise la première photographie
majoritairement reconnue en raison de sa stabilité chimique (2). Cette
innovation brouille les pistes. Les
nouveaux photographes ont du mal à se départir de l'empreinte pictorialiste. Les peintres commencent à observer le monde à
travers des lentilles plutôt que de le vivre de leurs propres yeux. Le rapport de la peinture à
la réalité va en être sensiblement et durablement altéré. Dans ce contexte, Eugène Delacroix fonde en 1851 avec son ami Durieu
une société d'héliographie qui entreprend de nombreux
daguerréotypes de nus.
Son odalisque reste cependant la seule oeuvre pour laquelle Delacroix utilise la photographie, un calotype permettant d'obtenir un négatif papier direct. En observant la photographie qui l'a inspirée, on mesure l'importance de l'imagination dans le travail de Delacroix et l’exploitation fulgurante de la modernité. Toutefois, il prend une distance avec ce nouveau medium photographique auquel il reproche de manquer parfois de nuance, regrettant la trop grande netteté de certains clichés dont la multiplicité des détails épuise l'œil. Les photos dont il dirige la réalisation tentent ainsi de restituer un flou, les rendant presque sommaires.
En 1867, le jury conservateur du salon de Paris offensé par la nudité du sujet, rejette la Diane chasseresse de Renoir. Sa déesse romaine est plantureuse et plus que légèrement vêtue d'une peau de bête. Trois ans plus tard, il peint son odalisque. Son modèle, Lise Tréhot ( sa compagne de plusieurs années dont il a deux enfants), pose pour les deux oeuvres. Bien qu’ouvertement érotisée, cette version est totalement vêtue et reçoit cette fois l’aval du jury pour l’exposition.
Son odalisque reste cependant la seule oeuvre pour laquelle Delacroix utilise la photographie, un calotype permettant d'obtenir un négatif papier direct. En observant la photographie qui l'a inspirée, on mesure l'importance de l'imagination dans le travail de Delacroix et l’exploitation fulgurante de la modernité. Toutefois, il prend une distance avec ce nouveau medium photographique auquel il reproche de manquer parfois de nuance, regrettant la trop grande netteté de certains clichés dont la multiplicité des détails épuise l'œil. Les photos dont il dirige la réalisation tentent ainsi de restituer un flou, les rendant presque sommaires.
En 1867, le jury conservateur du salon de Paris offensé par la nudité du sujet, rejette la Diane chasseresse de Renoir. Sa déesse romaine est plantureuse et plus que légèrement vêtue d'une peau de bête. Trois ans plus tard, il peint son odalisque. Son modèle, Lise Tréhot ( sa compagne de plusieurs années dont il a deux enfants), pose pour les deux oeuvres. Bien qu’ouvertement érotisée, cette version est totalement vêtue et reçoit cette fois l’aval du jury pour l’exposition.
Pierre Auguste Renoir, 1841 - 1919 Odalisque, femme d'Alger, 1870, huile sur toile, 127.6 x 69.2 cm National Art Gallery, Washington |
Renoir doit beaucoup à Delacroix pour ce tableau. Les objets présents sur la toile :
carafe, oreiller, tissus et vêtements relèvent d’une facture
européenne inspirée par les motifs de l’Islam. (Il ne se rendra effectivement en Algérie que dix ans plus tard.) La proximité avec
la photographie est plus qu’évidente. La modernité photographique pose question, mettant en danger la spécificité expressive de la peinture dès lors qu'elle cherche à représenter la réalité le
plus précisément possible, la nourrissant au contraire lorsqu'elle
devient une source d'inspiration parmi d'autres. Peu
de temps après cette toile Renoir fait avec Monet un séjour dans un
établissement de bains populaire sur une île de la Seine. Pas décisif, il peint en
plein air, change sa palette (n'utilisant plus forcément le noir pour les ombres), fragmente sa touche et s'attache aux effets de la
lumière. Sept ans plus tard il peint Le Bal du Moulin de la Galette.
Picasso est saisi par une rétrospective Ingres en 1905 où est exposé Le Bain turc dont on sait l’importance que ce tableau aura pour la réalisation de ses Demoiselles d’Avignon. Il découvre chez celui qu’il considérait comme un académique, la disparition de la perspective au profit d’un espace défini par les corps, le traitement des ombres et les masses colorées.
Picasso est saisi par une rétrospective Ingres en 1905 où est exposé Le Bain turc dont on sait l’importance que ce tableau aura pour la réalisation de ses Demoiselles d’Avignon. Il découvre chez celui qu’il considérait comme un académique, la disparition de la perspective au profit d’un espace défini par les corps, le traitement des ombres et les masses colorées.
Pablo Picasso, 1881 - 1973 Odalisque d'après Ingres, 1907,encre, gouache, crayon, graphite sur papier, 47.7 x 62.5 cm Musée Picasso, Paris |
L’Odalisque
de Picasso garde la structure principale du tableau de Ingres. On
devine la silhouette de la femme mais la peinture se concentre sur la
partie haute du corps, les jambes étant à peine suggérées. Seules
les lignes et les courbes principales sont gardées comme la colonne
vertébrale très prononcée, ainsi que quelques plis du rideau. Les
zones d'ombre sont hachurées de bleu foncé tandis que le corps est
d’un marron orangé. Si l’illusionisme est ici rejeté et
renforce l’intention déjà manifeste de la peinture originale, on
ne trouve pas moins l’influence de Cézanne qui élabore son
langage pictural adaptant la figure à l’espace du tableau en la
géométrisant (Cubisme Cézannien, 1907-1909).
La
période de la première guerre mondiale et de l’immédiate
après-guerre est marquée par un bouleversement de la société
européenne secouée par la perte de confiance dans les élites
politiques et les modèles de sociétés monarchiques. L’art, lieu
de remise en question, n’est pas épargné. Si en Suisse, de
nombreux artistes réfugiés, pacifistes ou révolutionnaires entrent
en rébellion sous l’impulsion de Hugo Ball et Tristan Tzara autour
du mouvement Dada, les futuristes italiens (Umberto Boccioni) et les
expressionnistes allemands (Max Beckmann, August Macke), considèrent
l’expérience comme un héroïsme partagé par la jeunesse
européenne. Sur le front russe, Kandinsky, Mondrian et Malevitch,
constituent l’avant-garde de l’abstraction. La scène artistique
new-yorkaise en profite. En 1914 une exposition dans le cadre de
l’Armory Show, fait voisiner Cézanne, Gauguin, Picabia, Picasso et
Matisse.
Au Salon d'automne de 1905, l'accrochage des œuvres de Matisse, Marquet, Vlaminck, Derain et Van Dongen provoque un scandale par les couleurs pures et violentes posées en aplat sur leurs toiles. À la vue de ces tableaux regroupés dans une même salle, le critique Louis Vauxcelles compare l'endroit à une « cage aux fauves », appellation aussitôt adoptée et revendiquée par les peintres eux-mêmes. Matisse devenu alors le chef de file du fauvisme ne cessera de s'en démarquer par une œuvre singulière dans laquelle formes et couleurs s'équilibrent, où le sujet et le décor s'assimilent, ne devant par ailleurs rien aux mouvements dominants qui traversent le siècle comme le cubisme ou l’art abstrait.
Au Salon d'automne de 1905, l'accrochage des œuvres de Matisse, Marquet, Vlaminck, Derain et Van Dongen provoque un scandale par les couleurs pures et violentes posées en aplat sur leurs toiles. À la vue de ces tableaux regroupés dans une même salle, le critique Louis Vauxcelles compare l'endroit à une « cage aux fauves », appellation aussitôt adoptée et revendiquée par les peintres eux-mêmes. Matisse devenu alors le chef de file du fauvisme ne cessera de s'en démarquer par une œuvre singulière dans laquelle formes et couleurs s'équilibrent, où le sujet et le décor s'assimilent, ne devant par ailleurs rien aux mouvements dominants qui traversent le siècle comme le cubisme ou l’art abstrait.
Henri Matisse, 1869 - 1954 Odalisque allongées, 1928,huile sur toile, 38.4 x 55 cm Collection particulière |
L’œuvre de Martial Raysse, ce jusqu’au début des années 70, répond aux principes du Nouveau Réalisme (1960 – 1970) théorisé par Pierre Restany quant à une nouvelle approche perceptive du réel. C’est la question du statut de l’objet dans l’œuvre d’art qui est posée. Le mouvement regroupe des artistes comme Arman, François Dufrêne, Raymond Hains, Yves Klein, Jean Tinguely et Jacques Villeglé. Le Nouveau Réalisme est souvent présenté comme la version française du Pop Art américain. De part et d'autre de l'Atlantique, apparaissent à la même époque des travaux qui rompent avec l'abstraction en utilisant des éléments issus de la réalité quotidienne au sein de collages ou d'assemblages, renouant ainsi avec des pratiques issues de Dada avec des perspectives très différentes.
De 1963 à 1965,
Raysse réalise une série qu'il intitule ironiquement Made
in Japan.
Cet ensemble comporte une quinzaine d'œuvres, dont le but est de
détourner des tableaux célèbres, principalement d'Ingres,
avec lequel il dialogue très librement.
Martial Raysse, 1936 Made in Japan, 1964, acrylique sur photo marouflée sur toile, 97 x 130 cm Musée d'Art Moderne, Paris |
Notes
1. Le
mot « odalisque » vient du turc odalık,
qui signifie « femme de chambre », d'oda,
« chambre ». Une odalisque est à l’origine une esclave
vierge des sérails
de l’empire ottoman (1299 -1923) qui précède la république de
Turquie. Au bas de l’échelle sociale, l’odalisque ne sert pas
directement le sultan, mais ses concubines et ses épouses. Elle peut
accéder au statut de concubine voire de femme, ce qui pousse certaines familles géorgiennes et caucasiennes
à conseiller leurs filles d'entrer dans un harem, en espérant ce
type de promotion.
2. La vue, depuis une fenêtre, est celle de sa propriété de Saint-Loup-de-Varennes. Elle est réalisée
avec une chambre noire dans laquelle est insérée une
plaque d'étain recouverte de bitume. La pose dure huit heures formant une image floue désormais
célèbre en tant que « le point de vue du Gras ».
3."Elle
n'avait gardé que ses bijoux sonores, dont le riche attirail lui
donnait l'air vainqueur qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des
Mores..." Les Bijoux, Charles Baudelaire, 1821 - 1867.
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